Qui mangera qui ?

Fazal avait attrapé l’araignée et l’avait enfermée dans une boîte. Il avait ensuite capturé la mouche et l’avait isolée dans un autre récipient. Comme les deux insectes, le garçon restait enfermé dans l’appartement familial, depuis la disparition de son père. Seule sa mère sortait, escortée par l’aîné des garçons (sous le régime taliban, une femme ne peut voyager sans être accompagnée d’un homme, peu importe qu’il s’agisse d’un enfant). À leurs risques et périls, à tous deux ! Les quatre autres n’avaient plus le droit de franchir le seuil de la porte d’entrée. Interdiction d’aller jouer dans la rue ou de fréquenter l’école… Mise à part la petite télévision, les deux insectes s’avéraient désormais la seule distraction d’interminables journées.

 Il n’oublierait jamais le visage de sa maman lorsque les voisins étaient arrivés avec le vélo de son papa en annonçant que les talibans l’avaient capturé.

Pourquoi la famille n’avait-elle pas saisi l’opportunité de partir pendant qu’il en était encore temps ? Son père, diplômé de l’université de Kaboul, aurait pu trouver un autre emploi, ailleurs. Certes, il aimait le job qu’il avait trouvé dans cette ONG, lorsque les Russes étaient partis et que les moudjahids avaient pris le pouvoir. Mais à quoi bon rester, même pour une fonction gratifiante, si c’était pour se faire enlever ? Sa mère était sortie comme une furie avec Baqir, prête à tout pour retrouver son mari. La nuit était déjà tombée lorsqu’ils étaient rentrés, les épaules voûtées, la bouche crispée…

Après quelques jours, Fazal avait regardé. L’araignée lui parut de taille à attaquer et la mouche de taille à se défendre. Il déversa les deux adversaires dans un bocal en verre afin de pouvoir mieux les observer. Il attendit quelques jours. Le premier, rien ne se passa. Le deuxième et le troisième non plus.  Il prit son mal en patience. De toute façon, rien ne se passait chez eux en ce moment. Personne n’avait aucune nouvelle de son père, de l’endroit où il se trouvait ou même s’il était vivant. Oncles et amis avaient essayé de savoir où il était détenu. L’un d’eux s’était rendu à Kandahar où des prisonniers avaient été déportés. Puis à Mazar-i-Sharif. En vain ! Sa mère s’obstinait. Accrochée à son fils, elle s’était rendue à Kandahar à la recherche du mollah Omar, chef des talibans. Quelle utopie ! Celui-ci, recherché par les forces américaines, vivait caché, protégé par des gardes du corps. Comment une pauvre femme pouvait-elle imaginer le retrouver ? Là-bas, on l’avait battue et menacée : si elle continuait, on la lapiderait à mort. Elle se résigna.

Fazal sépara l’araignée de la mouche afin de les laisser grandir. Sa seule distraction était de les observer. De jour en jour, ils grossissaient. L’araignée devint de plus en plus capable de tuer, la mouche, de ne pas se laisser tuer sans combattre.

La mère, craignant pour leur vie, décida de tous les emmener en Iran.

Pour la deuxième fois, Fazal transféra ses insectes devenus énormes. Il les jeta ensemble dans une boîte en carton que son père lui avait jadis offerte.  Elle était suffisamment grande pour les contenir tous les deux mais pas trop pour qu’il puisse l’emporter en toute discrétion.

L’aéroport international Hamid-Karzai ne se situait qu’à trois kilomètres de leur domicile. La famille misa néanmoins sur la sécurité d’un taxi-bus. Tous s’y engouffrèrent, Fazal à l’arrière, sa boîte au fond de son petit sac à dos. Sans doute, le drame n’allait-il plus tarder à éclater.

Kaboul était devenue une ville fantôme : magasins fermés, rues vides. Bien que les forces de l’opposition aient annoncé un cessez-le-feu si Rabbini démissionnait, la tension générale ne laissait rien présager de bon. Un flot de civils tentait de fuir, d’une manière ou d’une autre. La plupart n’avaient pas les moyens de prendre l’avion. Fazal, sa mère et ses frères et sœurs se savaient privilégiés.

Le canal d’égout à proximité de l’Abbey Gate diffusait une odeur nauséabonde. Derrière les barbelés, des centaines de civils s’agglutinaient. Qu’espéraient-ils donc ? Sans billet, aucune chance de pénétrer dans l’enceinte ! La famille courut du taxi au hall de l’aéroport. À l’intérieur, la foule ! L’attente serait longue… La mère ordonna aux enfants d’essayer de dormir sur le sol froid et brillant. Le garçon, présageant un dénouement, préféra observer par un trou de son carton. L’araignée se calfeutrait dans un coin et la mouche dans un autre. Aucune des deux ne semblait observer l’autre. Mais pourquoi ces insectes ne se sautaient-ils pas dessus ? Il se posa des questions durant quelques heures puis, éreinté, à bout de patience, les yeux vidés de curiosité, il s’assoupit au milieu d’une forêt de jambes.

Alors l’araignée se dirigea vers la mouche qui en fit de même…

Une violente déflagration fit vibrer le sol où dormait l’enfant. Les milliers de jambes s’agitèrent, manquant écraser le petit. Apeuré, il se leva prestement. Sa mère le tira par la manche. Accrochés les uns aux autres, mère et enfants tentèrent de se déplacer vers la sortie. Seraient-ils plus en sécurité dehors ?

  • Ma boîte… J’ai oublié ma boîte!

Fazal se dégagea de la pogne maternelle et avança résolument à contre-courant. Derrière lui, les appels tonitruants de sa famille s’amenuisaient. Il parvint enfin à l’endroit où il s’était assoupi. De la boîte aplatie et constellée d’empreintes de semelles dépassaient de grosses pattes et des ailes…

 

Analyse

J’ai beaucoup aimé reprendre ce conte de Stemberg en donnant, comme proposé dans la consigne, de l’épaisseur à mon protagoniste. L’attentat-suicide du 26 août 2021 m’a inspirée mais j’ai préféré remonter 26 ans plus tôt, avec notamment les bombardements du 19 janvier 1995, afin de mieux comprendre la chronologie extrêmement complexe de ces conflits afghans qui n’en finissent pas. L’imbroglio entre le conflit présagé entre les deux insectes et celui pressenti entre les clans opposés me semble intéressant. Le titre s’applique d’ailleurs aux deux situations.

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