Du sang sur la route orangée…

Le soleil tape déjà dur sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas. Bill, shérif de Holcomb, ratisse la périphérie de sa ville depuis bientôt trois jours. Son adjoint Aaron l’accompagne, un gobelet Starbucks à la main.

« À pied, il n’a pas pu aller bien loin. Comment est-ce possible que personne ne l’ait encore aperçu ? »

Jo pousse le caddie dans lequel il a déposé le petit. Chacun garde son sac sur le dos, au cas où ils devraient abandonner leur poussette improvisée pour prendre la fuite. Le quadragénaire l’a muni d’un rétroviseur de moto afin de surveiller la route, derrière eux. Il balaie du regard le paysage orangé. Tout semble désert. Il respire…

« Slouche ! On dirait un koshka qui miaule, murmure Alex.

  • Tu rêves ! Pas aussi loin des domies.
  • J’te dis que j’ai entendu miauler… Regarde, là !

Le gamin pointe du doigt une petite boule de poils lovée dans un nid de poule, au bord de la route.

  • Sûrement un de ces propriétaires sans scrupules qui l’aura abandonné là, bougonne Jo.
  • Sa lapa saigne abondamment. Faut qu’on le soigne, insiste le gamin en s’approchant d’un chaton d’environ huit mois.
  • On n’a pas l’temps. Faut goulatier !
  • Alors on le prend avec nous. On peut pas le laisser là. Blessé en plus ! Il va se faire bouffer par les pumas s’il s’est pas vidé de son sang avant…
  • Toi, quand t’as quelque chose dans le gulliver ! »

L’homme sort de sa poche un mouchoir en tissu, panse la plaie et dépose la petite bête sur les genoux du garçon. Il presse le pas, les mains posées sur la barre de poussée du caddie.

« Regardez, chef, du krovvi frais ! déclare Aaron d’un ton nasillard hérissé d’un accent de la plaine.

  • Gouspin ! J’espère pas qu’il a blessé le gamin… »

Les deux flics cherchent d’autres gouttes rouges sur la large piste poussiéreuse. N’en trouvant point, ils regagnent leur Chevrolet à feux rouge et bleu. Il fait meilleur dans l’habitacle climatisé !

 La journée est déjà bien avancée quand se dessine à l’horizon une station-service Texaco.

« Wouah ! On va pouvoir se ravitailler, jubile le gosse. J’ai le gorlot sec et le brouko dans les talons.

  • Ouais ! Va falloir que t’y ailles seul. Trop dangereux qu’on entre ensemble. »

Jo tend un billet de 20 dollars à Alex qui, heureux de faire les courses sans adulte, galope vers le shop. Plus de quinze minutes s’écoulent. Alex était pourtant censé faire un aller-retour.

« Mais qu’est-ce qu’il peut bien foutre dans ce Texaco merdzkoï ? Fulmine Jo désemparé. »

L’inquiétude le gagne, mais franchir le portique serait un suicide. Leur photo passe en boucle sur toutes les chaînes locales…

Un quart d’heure passe encore. Il y a un problème, c’est sûr. Jo n’a d’autre choix que de prendre le risque… Il ôte le mouchoir de la patte du matou et se le noue autour du cou, à la façon des cowboys. Il prend soin de tourner le côté ensanglanté vers l’intérieur. Il enfonce autant que possible son chapeau sur la tête et entre. Alex, la visière de sa casquette descendant jusque sur les sourcils, est assis devant le rayon des magazines, le nez plongé dans une bande dessinée. Jo s’empare du cabas que l’enfant a rempli et déjà payé, puis le presse vers la sortie.

« Bon sang, Alex ! Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Filons ! »

Le portable de Bill vibre :

« Shérif ? On a reçu l’appel d’une gérante Texaco. Elle affirme que Jo Wilson vient de quitter son shop.

  • Quelle adresse ?
  • 1202 West Kansas Avenue.
  • Gouspin! On y était y’a peu. On a loupé ce fils de p*** !
  • Envoyez des renforts. Aaron et moi y serons dans 10 minutes.
  • Cette fois on l’tient. Je savais qu’il fallait qu’on reste aux alentours de la tache de sang de ce matin.

Une douzaine de véhicules parviennent plus ou moins en même temps à la station-service. Les troupes se répartissent le périmètre comme s’ils traquaient une armée de terroristes…

La radio grésille :

  • Présence d’un caddie muni d’un rétroviseur près du croisement de Brookover Road et de la 400. Que toutes les patrouilles nous y rejoignent.

Jo court à travers champs avec Alex sur les épaules, son sac dans le dos. Le petit tient serré contre lui le chaton. Le fugitif est conscient qu’ainsi, ils n’iront pas loin…

En trois jours, leur vie a basculé. Les images de Samantha, étendue dans la salle de bain, ressurgissent dans l’esprit de Jo. Heureusement, il est entré le premier et a pu épargner à Alex la vision de ce bain de sang. La mère du petit s’était planté un poignard en plein cœur. Sur le moment, Jo n’avait pas réfléchi, il s’était jeté sur elle pour le lui retirer et avait tenté de la réanimer. Peine perdue ! En revanche, il avait laissé ses empreintes sur le couteau et sur le corps de celle dont il était séparé depuis peu. Comme il avait passé l’après-midi seul, dans son atelier, avant d’aller chercher Alex à la sortie de l’école, il n’avait aucun alibi. Il serait sans doute le premier suspecté. La perspective qu’on l’incarcère et que l’on place son fils dans une famille d’accueil le révulsa. Après avoir tenté d’effacer ses empreintes, la seule idée qui lui vint fut de fuir. Surgie sous le coup de la panique, cette décision était la dernière à prendre. Avec du recul, il était conscient d’avoir ainsi signé sa perte.

« Dépose le petit à terre et mets tes mains derrière la tête. Pas d’connerie ou j’te fais sauter le oum.

Pour éviter de mettre en danger Alex, Jo s’exécute sur le champ.

  • Je suis innocent. Elle s’est suicidée. J’ai juste voulu protéger mon fils. Il a besoin de moi et moi de lui, tente Jo avant que plusieurs hommes ne lui sautent dessus et le menottent.

Ses yeux se posent sur son fils paniqué. Le petit lutte pour ne pas pleurer, une patte près de son cœur…

Lexique du Nadsat (par ordre d’apparition des mots dans le texte)

Krovvi : sang

Gouspin : merde

Slouche : écouter

Koshka : chat

Domies : maisons

Lapa : patte

Goulatier : avancer, marcher

Gulliver : crâne, tête

Gorlot : gosier

Brouko : ventre

Merdzkoï : merdique

Oum : cerveau, cervelle

 

Différents éléments des trois textes (et plus) que j’ai glanés pour composer ma nouvelle :

  • Dans le texte « Orange mécanique », le Nadsat, mélange d’anglais et de russe.

Le prénom de Jo sied parfaitement à mon personnage adulte. Alex, prénom moderne, me semble adéquat pour un jeune garçon.

  • Dans le texte de Truman Capote, la région solitaire de l’ouest du Kansas surnommée « Là-bas et quelques descriptions de paysages.
  • Dans « La route », j’adore cette image décalée d’un duo improbable, poussant un caddie à rétroviseur. Ce couple mystérieux s’immisce parfaitement dans l’atmosphère particulière du Kansas.
  • Enfin, pour la chute, j’ai repensé au poème « Ma bohème » de Rimbaud. Je trouvais beau que le garçon puisse « s’accrocher » au chaton qu’ils ont trouvé ensemble durant un épisode cet épisode si violent. Un peu comme le doudou, objet transitionnel permettant aux tout petits d’accepter la séparation avec leur mère.
  • En dressant le plan de ma nouvelle, le titre (mixte des trois titres des textes proposés) m’a paru comme une évidence.

 

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