Condamnation d’une victime (bis)

« Faites entrer l’accusée, clame le président du tribunal d’arrondissement de la Gruyère, Philippe Vallet.

En cet après-midi de mars 2003, Myriam, escortée par son avocat Pierre Mauron, passe le seuil de la vaste salle, à moitié pleine.

  • Je resterai debout. Mes problèmes de dos ne me permettent pas de tenir assise plus de quelques minutes, annonce la trentenaire.
  • Faites comme bon vous semble, lui répond le juge avant de poursuivre. Nous sommes ici aujourd’hui afin de déterminer les raisons pour lesquelles vous avez bouté le feu à un saloir sur la commune d’Enney et à trois chalets d’alpage situés en dessus de Villars-sous-Mont, vestiges d’un précieux patrimoine régional. Jusqu’ici, bien que vous vous soyez excusée auprès de leurs propriétaires et que vous ayez affirmé regretter vos actes, nous n’avons que peu d’explications quant à la raison de tels actes. Avant de vous entendre, j’appelle à la barre votre frère aîné Elie. Monsieur Morand, avez-vous une idée de ce qui a poussé votre sœur à ces agissements ?
  • Peut-être notre enfance saccagée ? murmure le quarantenaire visiblement très impressionné par l’audience.
  • Parlez plus fort, s’il vous plaît. Il est important que nous vous entendions tous distinctement, requiert le président.

L’humble maçon, tentant de vaincre sa timidité, poursuit plus fort :

  • Le vieux…
  • Votre père donc ?
  • Oui, notre père nous en a fait voir de toutes les couleurs, à ma mère, mes deux frères et moi, mais surtout à notre petite sœur. Il nous battait régulièrement. En particulier quand il avait trop bu…

Les deux autres frères, appelés à rejoindre le premier, très ému, renchérissent :

  • Il n’appelait jamais Myriam par son prénom et la traitait déjà de putain, de traînée, de salope alors qu’elle avait à peine 6 ou 7 ans. D’ailleurs, il tenait ces mêmes propos pour désigner toutes les femmes, y compris notre maman et notre grand-maman qui vivait avec nous.
  • Une fois, alors que nous n’étions que des gamins, nous l’avions vu arracher l’œil d’une génisse. Quel supplice pour cette pauvre bête. Il avait aussi pendu une chèvre et nous avait ensuite chargés de dépendre sa carcasse. Un être aussi cruel envers les animaux, l’est également envers les humains, suggère Roger, des sanglots dans la voix.
  • Mais de tout ça, on ne parlait jamais avec maman. Encore moins Myriam. Elle est très secrète et garde tout pour elle. Ça entre, ça entre, mais ça ne ressort jamais, ajoute le dernier frère.
  • Je ne souhaite à aucun enfant ce que nous avons vécu à l’époque, conclut Elie.
  • Merci messieurs ! Vous pouvez rejoindre vos sièges pour le moment. Mme Myriam Morand, pourriez-vous s’il vous plaît vous avancer, invite Philippe Vallet. Parlez-nous un peu de vos souvenirs d’enfance. Pourraient-ils avoir un lien avec les incendies dont vous êtes l’auteure ? Votre premier délit fut commis le 20 mars 2002. Il s’agissait du vieux saloir de la Peleuve.
  • Dans ce saloir, j’étais restée toute une nuit.

Elle hésite à continuer. Le président l’y encourage d’un signe de tête…

  • « Le vieux » m’y avait oubliée alors qu’il était parti se soûler avec d’autres armaillis. Du haut de mes 8 ans, j’avais froid, faim et peur d’y mourir. Entre ces murs, personne ne pouvait en effet entendre mes appels à l’aide, se rappelle celle qui pour la première fois ose se confier.
  • Qu’en est-il des trois autres chalets d’alpage ? Celui parti en flammes début avril 2002 et les deux autres le 3 mai dernier ? Y étiez-vous déjà allée auparavant ? questionne le juge.
  • J’y avais passé plusieurs étés. J’y secondais « le vieux » qui y était engagé comme gardien. Secondé n’est pas le mot exact, car c’est moi qui accomplissais tout le boulot. J’entretenais le chalet, préparais les repas, trayais les chèvres et faisais, avec leur lait, des tommes. Mais si ça n’avait été que ça… soupire la jeune femme, visiblement remuée par ces évocations.
  • C’est-à-dire ? encourage le président du tribunal.
  • Je restais seule durant des mois, sur l’alpage, avec ce pervers. Même aux toilettes, je n’étais pas tranquille. Il avait percé un petit trou dans le vieux cabanon, pour mieux se rincer l’œil…

Myriam s’interrompt. Il y aurait sans doute bien plus à dire. D’autant plus qu’aujourd’hui, ces révélations influenceraient passablement son avenir. Mais c’est au-dessus de ses forces d’en dire davantage.

Son avocat Pierre Mauron prend la relève :

  • Les traumatismes de l’accusée étaient une bombe à retardement psychologique. Cette dernière a explosé lorsqu’on a retiré le permis de conduire de ma cliente, peu avant ses délits. Cet événement succédait aux décès de sa maman et de son frère, tous deux vaincus par le cancer. À cette occasion, le père a d’ailleurs démontré une fois de plus méchanceté, mépris et cupidité envers toute sa famille.
  • Après la mort de ma maman et de mon frère, j’ai senti la haine monter en moi, avoue la frêle trentenaire.

La procureure Anne Colliard intervient :

  • Votre expertise psychiatrique tient compte de ces éléments. C’est d’ailleurs ce qui vous a permis de bénéficier d’une certaine réduction de responsabilité. Néanmoins, vos crimes sont extrêmement graves et si votre passé explique vos actes, il ne les excuse pas ! Je conclus en requérant une réclusion de cinq ans et demi.

Pierre Mauron bondit de sa chaise, indigné…

  • Madame la procureure, avec tout le respect que je vous dois, j’ai du mal à saisir votre requête, car le but de la privation de liberté est la réinsertion sociale. En brûlant ces bâtiments, Myriam Morand brûlait ses souvenirs. Ce dont elle a besoin maintenant est qu’on lui offre la chance de prendre un nouveau départ.

Le lendemain, la presse et la population se mobilisent pour plaider la cause de la mystérieuse incendiaire dont les actes les terrorisaient tous, une année auparavant… 

Gros titre des journaux « Condamnation d’une victime » !

Malgré le retournement de l’opinion publique, Myriam passera finalement deux ans sous les verrous.

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