L’erreur

Sur la place de jeux, au pied du grand immeuble brun caca d’oie, six marmots jouent à chat perché. Leurs cris vrillent les oreilles des voisins. De la fenêtre de leur appartement respectif, où sèchent des lessives de wax, les mères désinvoltes jettent ponctuellement un œil à leur marmaille, à tour de rôle.  Leurs deux aînées respectives, six ans à peine, ont l’habitude de s’occuper du reste de la fratrie. Chaque ménage compte quatre gosses. Lorsque les deux cadets de 3 mois se manifestent, les fillettes les sortent des landaus, identiques, et les bercent en leur fourrant un biberon de lait tiède, voire froid, dans le bec avant de les recoucher à l’ombre des pins parasols.

Voilà une dizaine d’années que les deux couples se sont établis dans cet immeuble, sur le même palier.

Rapidement, ils se lièrent d’amitié, enchaînant fêtes et repas bien arrosés. Les amis des uns devinrent les amis des autres jusqu’à ce que tout ce petit monde compose une joyeuse tribu. C’est donc tout naturellement que les Trahoré et les Abdou célèbrèrent leur mariage en commun au parc Henri Fabre. Les naissances suivirent, presque simultanément dans l’un et l’autre appartement.

Les mamans sont si liées qu’elles prennent l’habitude de faire ensemble des descentes chez H&M. Evidemment, elles craquent sur des vêtements similaires. Parfois, elles poussent le jeu encore plus loin : elles sortent leurs rejetons tous vêtus pareil. Eclat de rire général lorsque les passants les regardent passer, bouche bée ! D’ailleurs, elles-mêmes distinguent difficilement les fruits de leurs entrailles à cheveux crépus. Les pères les confondent tout à fait. Les huit prénoms valsent dans leur tête lorsqu’ils doivent rappeler à l’ordre un des gamins. Ils en crient souvent plusieurs avant d’arriver au bon.

Dans l’appartement des Trahoré, trois fillettes précèdent le petit dernier. Dans celui des Abdou, une fille est l’aînée. Suivent trois garnements. 

Par un après-midi d’août, une limousine noire longe la barrière du parc avant de planter sur les freins. En descend une fringante quinqua. Elle tend son petit Kelly de chez Hermès à son chauffeur avant de s’approcher de la petite troupe.

« Oh, regardez Henri, ce tas d’enfants ! Je leur croquerais volontiers les joues tant ils sont adorables. Il faut que je les embrasse. »

Elle demande à l’une des aînées si elle peut prendre dans ses bras l’un des nourrissons et le serre doucement contre elle. Une fois rassasiée de câlins baveux, elle remonte dans son véhicule climatisé qui démarre sans attendre.

Elle revient la semaine suivante, distribue des Happy Meal aux 6 grands et demande la permission de bercer le petit Trahoré. Les visites se rapprochent puis, un jour, Axelle L. se fait guider jusqu’au 6e étage.

            « Madame et Monsieur Trahoré ? Bonjour ! Je suis Axelle L. Il y a quelque temps, j’ai fait connaissance avec vos adorables enfants. Peut-être vous en ont-ils parlé ? J’adooooore leur compagnie. Ils sont si authentiques !

  • Ma-ma-ma bonne Dame, a-a-a-arrêter de faire palabre. Pourquoi une diacre co-co-co-comme vous vient katizer chez nous ? Baragouine le père qui n’est jamais parvenu à dompter son bégaiement. Et encore moins lorsqu’il est ému.
  • En fait, je n’ai eu la chance d’avoir qu’une fille. À plus de cinquante ans, il m’est impensable de tomber à nouveau enceinte. J’aimerais beaucoup élever votre petit dernier.
  • Non, mais c’est trop pire! intervient la mère Trahoré. Je cadonne pas mes mioches moi ! J’aime mieux caïmanter nuit et jour pour les élever plutôt que d’en laisser un à la première venue.

L’actrice, qui a l’habitude d’obtenir ce qu’elle convoite, ne perd pas contenance.

  • Et le 2e, dans le landau ? Qui sont ses parents ?
  • Ils habitent juste en face. C’est nos amis les Abdou. Si vous êtes une s’en-fout-la-peur, vous pouvez essayer d’aller sonner.

Axelle tente le tout pour le tout, mais prend plus de précautions pour exposer ses projets.

  • Chers monsieur-dame, vos enfants sont magnifiques. Voilà plusieurs semaines que je leur rends visite sur la place de jeu. J’aimerais beaucoup offrir la chance à votre petit garçon de devenir célèbre. Vous le deviendriez aussi d’ailleurs, indirectement. Sans doute m’avez-vous déjà vue à la télé : Kamelott, Navarro, Un gars, une fille… Vous regardez ? Pour ne pas défavoriser ses frères et sa sœur, je verserais une pension mensuelle à chacun, jusqu’à leur majorité.
  • Vous voulez acheter notre démoukoussé (= petit)?

Issa Abdou jette un œil en direction de sa femme qui, impressionnée par la visite de la célébrité, s’est affalée sur son canapé.

  • Ché-ché-ché-rie, sers-nous des b-b-b-ières bien tapées. Qu’on discute. »

Ainsi, les parents Abdou et Axelle L. entrent-ils en négociation. Deux heures plus tard, l’actrice ressort radieuse de l’appartement sentant le graillon, escortée par le couple non moins radieux. Tous rejoignent la marmaille. Les parents expliquent aux aînés que la belle dame emporte leur petit frère, mais qu’une fois grand, quand il sera acteur, il reviendra. Le papa et la maman embrassent tendrement le bébé.

Sur ces entrefaites, le chauffeur Henri arrive, les bras chargés de cadeaux. Pendant qu’il les distribue, Axelle L. se glisse précautionneusement à l’arrière de la limousine, le bambin dans les bras. Bien joué ! sourit-elle satisfaite.

Les Trahoré lorgnent par la fenêtre du 6e, regrettant peut-être leur refus.

Mensuellement, les Abdou reçoivent sur leur compte les pensions promises. À chaque Noël, un coursier dépose devant leur porte de multiples présents et victuailles. Bien qu’envieux, les Trahoré se réjouissent pour leurs voisins. D’autant plus que ces derniers partagent avec joie les Moët & Chandon, foie gras et autres macarons Ladurée offerts par leur bonne fée.

Vingt ans plus tard, une limousine s’arrête devant le HLM brun caca d’oie délavé. Un jeune homme en polo Ralph Lauren gravit les six étages avant de sonner.

            « Bon-bon-bon-jour papa et, et, et ma-ma-man ! ânonne-t-il, submergé par les émotions… »

Les Abdou se regardent en blêmissant !

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