L’ours dévorera-t-il la grue?

Une nuit de décembre 1348, Dame Mermette s’en revient de la noce de sa cousine Berthe, âgée de 17 ans. Les festivités se sont déroulées à Lutry, à 74 kilomètres de son domicile de Tavel. Après le gargantuesque repas, elle a encore assisté à la bénédiction du lit nuptial, raison de son retour si tardif. Les amas de neige entravent l’avancée de son attelage. Dans l’espoir de parvenir à bon port avant l’aurore, son cocher propose d’emprunter un raccourci reliant Echarlens à Vuippens. À peine sont-ils arrivés sur la Joux d’Everdes que surgit du bois un individu trapu, couvert de fourrures. Deux hommes répondant à ses ordres l’escortent. Ses valets, sans doute.

« Oh là, cocher ! Arrête tes palefrois ou je t’occis ! 

Le brave postillon n’a d’autre choix que de tirer sur les rênes. Ils sont trois, il est seul avec Mermette de Maggenberg. Le scélérat grimpe dans la voiture pendant que ses acolytes tiennent les chevaux tranquilles.

  • Donne-moi tout : bourse, bijoux, objets de piété, étoffes et vêtements de soie.
  • De quel droit me détroussez-vous de la sorte ? ose Mermette, s’étonnant elle-même de son audace.
  • Qui passe sur mes terres me doit sa contribution, répond l’imposante canaille avec insolence. »

La pauvre dame n’a d’autre choix que de lui remettre tous ses biens et même ce qu’elle porte. Seule lui reste une couverture avec laquelle elle dissimule pudiquement sa frêle silhouette.

Les poches pleines d’environ 500 florins, les bras chargés de son butin, la brute saute sur le talus et file dans la nuit.

Dès son retour, Mermette raconte sa mésaventure à son époux Jean, avoyer de Fribourg. Celui-ci reconnaît immédiatement le voleur, Othon d’Everdes, vassal du Comte de Gruyères. Outre sa passion pour la chasse, ce brigand féodal, sans foi ni loi, est réputé vivre de rapines. Propriétaire des terres surplombant Echarlens, il n’en est pas à son premier méfait !

« C’en est trop, s’emporte le chevalier. Il va le regretter… »

À l’aube de 1349, alors qu’Othon se remplit la panse en compagnie de ses amis chasseurs, il entend soudain un tonnerre de sabots tambouriner l’esplanade pavée de son manoir. Il n’a pas le temps de s’emparer de son épée qu’une troupe envahit la salle de réception. À leur tête, Jean de Maggenberg.

« Restitue-moi le butin que tu as dérobé à mon épouse Mermette, le mois dernier.

  • Je n’ai rien volé ! J’ai juste demandé mon dû ! tente le vassal.
  • Tu oses me tenir tête ? Coupez-la-lui ! ordonne à ses hommes l’avoyer, fou de rage. »

Bernois et Fribourgeois attendent depuis longtemps de pouvoir donner une leçon à ces Gruériens dont ils jalousent la belle région. Comme des chiens féroces auxquels on enlèverait enfin la muselière, ils massacrent Othon et ses soudards. Le donjon, livré aux torches incendiaires, est rasé. Seule la dame d’Everdes est épargnée ! Elle fuit vers le château de Vuippens où elle trouve refuge.

Fières de leur succès, les troupes fribourgeoises et bernoises décident de poursuivre leurs assauts vers la colline de Gruyères. Au passage, ils livrent bataille aux habitants de Sauthaux et gagnent haut la main. Puis ils parviennent au Pré des Chênes. Là, deux molosses leur font front. Claremboz et Ulrich, appelé Bras-de-Fer, n’ont peur de rien. Chacun muni d’une hache et d’une baliste, ils frappent tout ce qui les approche, jusqu’à ce que la nuit tombe. Ils espèrent ainsi retenir l’ennemi en attendant l’intervention des chevaliers du Comte de Gruyères. Du haut de la colline, justement, la population voit avancer les troupes du nord du canton. Pour parer à un éventuel siège prolongé, l’on réunit toutes les chèvres des environs au cœur de la citadelle. Soudain, Eulalie, paysanne futée comme le renard, grimpe sur une table.

« Oyez mes amis, oyez mon idée. Voilà la nuit tombée. Attachons des torches aux cornes de nos biquettes et effrayons-les en percutant des casseroles. L’ennemi n’y verra que du feu, rigole-t-elle en découvrant ses chicots. »

Tous les habitants s’activent à munir de torches incandescentes les cornes du nombreux troupeau avant d’ouvrir la porte du Belluard. Dans un joyeux tintamarre, ils les chassent vers la plaine. Les bêtes effrayées par le bruit et par leurs propres ombres dévalent les pentes abruptes, en sautant dans tous les sens.

« Dieu du ciel ! s’exclament les hommes de Maggenberg ! Mais combien sont-ils ? L’armée du diable s’est-elle unie à celle du Comte de Gruyères pour nous combattre ?

  • Ils sont au moins trois fois plus nombreux que nous ! suggère un soldat, les yeux écarquillés.
  • Jamais nous ne parviendrons à nous défendre. Rebroussons chemin… »

Quelques jours plus tard, les Gruériens fêtent trois de leurs héros : Claremboz et Ulrich, pour leur bravoure sur le Pré des Chênes et Eulalie pour sa judicieuse idée. Chalamala, le bouffon du Comte, prédit pourtant que « Tôt ou tard, l’Ours de la bannière de Berne mangera la Grue ornant celle de Gruyère ».

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