Ma Face Poker

(extrait de mon 2ème ouvrage, publié en 2017)

Anouchka a 34 ans. Elle est atteinte de myopathie. L’association pro infirmis m’engage en 2017 pour recueillir son histoire. En effet, il y a de quoi écrire un livre! La première fois que je lui parle au téléphone, elle me met directement au parfum : « Ni pitié, ni pathos. Mon état actuel est une promenade de santé face à ce que j’ai vécu enfant! » Son franc-parlé, sa volonté de demeurer autonome, son dynamisme sont de vraies leçons de vie. Ci-dessous, un extrait de l’ouvrage que nous avons verni en décembre 2017!

L’éveil

Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société malade. J. Krishnamurti

Lors de notre prise de rendez-vous, Anouchka m’annonce le thème du prochain entretien : l’éveil. En ce 21 avril 2017, je me demande si c’est du sien ou du mien dont il est question ? Son discours est si riche, ses théories si sûres et fondées que j’en suis soufflée. Un véritable condensé de psycho m’est inculqué. Le contexte en lui-même s’avère formateur. Vacances obligent, ma fille Ophélie, 10 ans, m’accompagne. Dans le dessein d’amorcer son autonomisation, je lui propose de partir explorer le centre-ville, à deux pas de l’appartement d’Anouchka. Seul nous lie mon portable. Malheureusement (ou heureusement ?), j’omets d’actionner la sonnerie. Rupture du cordon ! Je n’ai plus aucune emprise sur la chair de ma chair. La voilà livrée à elle-même dans des rues méconnues. Son retour ne tient qu’à son libre-arbitre. Véritable exercice de lâcher-prise. « Angoissée ? » me questionne Anouchka. « Juste amputée ! » souris-je.

Qu’à cela ne tienne ! Voilà mon interlocutrice cavalant elle aussi. Mais dans les méandres de la psyché. « Vers quatorze ou quinze ans, ne pouvant maîtriser mon corps, j’ai décidé de maîtriser ma cervelle. Mon oncle, chez qui je séjournais parfois, a amorcé le processus. Très cultivé dans tous les domaines touchant aux sciences pures et sciences sociales, à l’art, à la culture, il a suscité chez moi une forme généralisée de curiosité. Très rigoureux, il exigeait un vocabulaire en parfaite adéquation avec la pensée exprimée. D’ailleurs, au début, j’utilisais par mimétisme ses expressions. Puis je me suis réapproprié mes propos, ai gagné en authenticité. » De façon assez anarchique, elle lit tout ce qui pourrait éclaircir sa compréhension de l’Humain, ses interactions avec ses congénères et son environnement. Jusque là souvent dévalorisée, la jeune femme jubile et s’encourage lorsqu’un de ses profs lui déclare que ses théories seraient difficiles à saisir pour bon nombre d’adultes. « Je me suis enfin sentie exister. Digne d’intérêt. Parallèlement, je remarquais le regard de mes camarades changer. La petite fille effacée parvenait enfin à capter l’attention. Fascinait. Ou énervait parfois! »

À ceux qui prétendent ne pas aimer lire, elle répond qu’il s’agit en effet d’une véritable gymnastique de l’esprit. Plus on lit, mieux on comprend. L’appétit ne vient-il pas en mangeant ? S’attaquer à de véritables pavés théoriques lui demande d’abord un effort considérable. Progressivement, elle y trouve du plaisir. « Après les bouquins conceptuels, j’ai découvert les romans. Quel Kif !! » Avide de connaissances, elle persévère et ne lésine ni sur la difficulté, ni sur la quantité. Pas même les six cents pages du roman philosophique de Jostein Gaardner Le monde de Sophie. Introduction à la philosophie, à ses différents mouvements et à son évolution, l’ouvrage lui révèle l’essence-même de l’Amour, de la Sagesse. Platon, Socrate ou Héraclite deviennent ses maîtres. « Certains chapitres sont plus captivants que d’autres mais accéder à la compréhension de ce qui nous entoure a été une véritable révolution pour moi. Je trouve prometteur que ta fille aime tant lire et écrire. C’est parce qu’elle te voit faire. Une telle ouverture m’aurait armée pour la suite mais ma mère n’a jamais ouvert un livre. Elle en fut d’autant plus décontenancée de constater mon intérêt pour ces moult domaines qu’elle méconnaissait. Mon père par contre m’écoutait avec beaucoup d’intérêt. Bien qu’il ne l’ait jamais exprimé, je crois qu’il était assez fier de m’entendre donner mon avis sur plein de sujets».

Son cher oncle passionné, en plus de tout le reste, de psychanalyse, l’initie également aux théories freudiennes. Notamment la deuxième topique du ça, du moi et du surmoi. « Tu vois, le ça correspond à la partie émotionnelle et pulsionnelle de notre personnalité. Le ça ne supporte pas la contradiction. C’est un peu l’enfant qui demeure en nous. D’ailleurs, le temps n’existe pas pour le subconscient. Le surmoi représente les interdits parentaux, éducatifs ou moraux. Entre-deux, se situent la partie consciente du Moi. La culpabilité découle souvent d’un nœud entre les différentes parties. Réconcilier les trois mène à l’équilibre. » Ayant suivi des cours d’analyse transactionnelle, je ne peux m’empêcher de faire le lien avec la théorie d’Eric Berne repérant les trois facettes importantes de la personne soit : l’Enfant, le Parent et l’Adulte. « En effet tout se complète et se relie. Mais c’est le procédé d’investigation freudien qui a répondu le mieux à mes questionnements. Notamment quant aux agissements de ma mère. Cela m’a aidée à ne pas cultiver la haine du passé. Dommage que beaucoup de monde s’arrête au cliché liant les pulsions à la sexualité. Connais-tu le complexe d’Œdipe ?» Oh oui, je connais !

Dans le cadre de sa formation, à l’ORIF, un maître socio-professionnel détecte lui aussi un potentiel analytique particulier, une impressionnante compréhension des autres. « Que des gens puissent croire en moi m’a fait un bien fou. » Dès lors, il lui propose d’effectuer un stage de trois mois à l’Institut St-Joseph, école spécialisée pour sourds, malentendants ou enfants souffrant d’importants troubles du langage. Au préalable, il lui suggère la lecture de l’ouvrage Des yeux pour entendre : voyage au pays des sourds d’Oliver Sacks. « Le monde des sourds s’organise en véritable communauté avec sa manière de penser, sa signalétique, son mode de fonctionnement » s’émerveille celle pour qui la découverte d’autrui est devenue un leitmotiv. « J’aime aller vers les autres. Où que je sois, je parviens à entamer la discussion. Les gens n’attendent qu’une chose : se livrer. Si l’on demeure centré sur son nombril, même brillant, l’on passe inaperçu. » Bien que ses capacités lui permettent de cerner facilement la personnalité de ses interlocuteurs, de nouer le premier contact, elle ne s’en sent paradoxalement pas moins esseulée. « J’ai dû apprendre à gérer cette nouvelle façon de voir qui me mène parfois au-delà de ce que les gens savent d’eux-mêmes. Comme si je détenais des secrets qu’ils ne connaissent pas de leur propre personnalité.» Le paradoxe entre la beauté et l’ignorance humaine la déconcerte profondément. Peu importe. Muée par sa curiosité, elle explore. Théâtre, conférences… Chaque occasion est bonne pour apprendre, échanger, rencontrer. « En 2016, j’ai contribué à la création de l’exosquelette TWIICE dans le cadre d’un projet de l’EPFL. Entièrement conçu par le laboratoire de systèmes robotiques, ce dispositif d’assistance à la marche permet aux personnes atteintes de paraplégie ou de myopathie de se lever, de faire quelques pas ou même de monter des marches. Collaborer à cette avancée technologique fut vraiment grisant. »

Souhaitant épargner les « petits poumons encore tous roses » d’Ophélie, Anouchka gagne le balcon pour en fumer une avant son retour. Elle en profite pour m’exposer son projet de jardin potager. Sur ce coup-là, j’ai une longueur d’avance. Nous avons cueilli notre première fraise en début de semaine et dégustons nos petites salades depuis quelques jours déjà. Nourriture du corps, nourriture de l’esprit, ancrage et connexion à la nature. Un salvateur programme !

De retour au salon, j’apprends qu’Anouchka a suivi plusieurs modules de psychologie à l’école club Migros. « Je ne suis spécialiste dans aucun domaine en particulier mais je cultive une vue d’ensemble de plein de matières.» Savoir presque rien sur presque tout plutôt que presque tout sur presque rien… Bien que dans le cas d’Anouchka, le « presque rien » ne soit guère approprié. « J’aurais bien aimé accéder à la Haute école sociale. Un assistant social avec qui je discutais des heures durant ma formation me l’avait suggéré. Malheureusement, l’AI a ignoré la possibilité. Après un an et demi de chômage, j’ai touché une rente invalidité. Dommage ! C’est le système… Heureusement, j’ai trouvé d’autres moyens d’aider les autres! »

Toujours pas de nouvelles de ma fille ! « Où penses-tu qu’elle soit allée ? » La connaissant, elle doit hésiter entre de multiples accessoires. Une vraie balance ! L’évocation des artifices féminins nous mènent à déplorer le triste destin de l’entreprise fribourgeoise Yendi qui vient de faire faillite. « C’est étonnant. Il me semblait que ça marchait bien. En tout cas, moi j’appréciais ! » Je dévoile à Anouchka ma passion pour le 2ème main de qualité. J’adore chiner. Un véritable challenge d’allier plaisir et esthétique tout en contrant la surconsommation. « Moi aussi j’aime bien, mais surtout pour la déco. Dommage qu’Emmaüs soit si peu accessible aux chaises roulantes. En transport en commun, impossible d’y accéder. Reste Coup d’pouce qui, en plus, favorise la réinsertion professionnelle. » Bien que moins profonds que l’introspection, ces choix favorisent une certaine philosophie de vie respectueuse du monde qui nous entoure. Ouvrent à d’autres façons de vivre. Cette CURIOSITÉ qu’Anouchka évoque comme LA clé ou même son maître mot !

 

Vernissage, décembre 2017. À droite, Anouchka, star du jour.

One comment

  1. Famille Buchs

    Bravo à toutes pour ce magnifique ouvrage où on apprend beaucoup et on se reconnaît parfois même en toi Caroline ou en ta fille Ophélie ou en Anouchka!
    Bonne continuation bon succès pour l’avenir!
    Amitiés et chaleureuses salutations!

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