La complainte de Jehan l’éclopé, revisitée :)

En l’an de grâce 1435, la comtesse Marguerite est au fond du bac. Elle souhaite tant parvenir à donner un héritier à son époux François 1er, comte de Gruyère.

« Comment est-ce possible que le ventre de mes sœurs et cousines s’arrondisse plus souvent qu’à leur tour et que le mien demeure plus plat qu’une planche à pain ? se lamente-t-elle devant l’autel marial de l’église. Mon François est pourtant fort porté sur la chose ! Sainte-Marie, Mère de Dieu, viens-moi en aide. Toi qui as donné naissance au Sauveur de l’humanité sans jamais n’être passée à la casserole, n’as-tu pas une astuce pour moi ?

 L’entendant chuchoter et sangloter, Jehan l’éclopé, connu loin à la ronde pour sa profonde bonté, lui fait charité de son quignon de pain en lui disant :

  • Bonne âme qui soupire, que ton désir, de Dieu soit écouté. »

Désespérée, la pauvre femme est prête à tout pour enfin sentir la vie s’immiscer au sein de ses entrailles. L’idée de recourir à une faiseuse de secrets l’effleure même. Pourtant, une conversation entre son mari et le duc de Savoie qu’elle entend, par inadvertance il va sans dire, l’en dissuade. Une chasse aux sorcières bat son plein, depuis 2 ans déjà, dans le Bas-Valais. Les persécutions se propagent maintenant vers la principauté épiscopale de Sion, le Haut-Valais germanophone et les vallées latérales.  D’autres sont prévues dans les Pays de Vaud, de Fribourg et de Neuchâtel. Selon Amédée, dit le « Pacifique », toute femme suspectée de sorcellerie est brûlée vive sur la place publique. L’idée que d’innocentes mères de famille, dénoncées par de vils voisins, périssent cramées, révolte Marguerite. Qu’advient-il des orphelins de ces victimes ? Si elle fait preuve de compassion pour ces familles décimées, elle frémit également en imaginant sa douce chair albâtre rôtir dans les flammes. Elle s’abstiendra de potions et de magie…

Quelques jours après le départ d’Amédée, Marguerite tente, l’air de rien, de se renseigner sur ces pratiques barbares, auprès de son mari.

«… et une fois ces femmes brûlées, qui s’occupe de leur progéniture ?

  • Je n’en sais fichtre rien mais je peux me renseigner. »

Il faut un peu plus d’une semaine pour que le preux écuyer chargé d’amener le courrier au Duc de Savoie revienne de Chambéry, avec la réponse. Marguerite trépigne d’impatience et talonne François jusqu’à ce qu’il ouvre l’enveloppe cachetée.

« Ces gamins, s’ils sont suffisamment grands, demeurent avec leur père. Sinon, ils sont confiés à quelque nourrice dont ils deviennent ensuite les domestiques. 

  • Mon bon François, ne pourrions-nous pas accueillir l’un de ces petits ? Un nouveau-né bien sûr ! Je partirais, loin du comté, le temps d’une grossesse et je reviendrais au château avec l’enfant ? Tout le monde penserait que j’étais partie au calme afin de vivre au mieux cette attente.
  • Marguerite, si je ne vous aimais pas tant, je vous botterais les fesses. Je sais cependant combien vous souffrez de votre stérilité. Cet enfant vous comblerait sans doute. »

Enchantée, la comtesse descend vers l’église. Cette fois, c’est pour rendre grâce et non pour implorer la Vierge Marie. En la suivant, Jehan constate que le pas de celle qu’il n’a toujours pas reconnue semble beaucoup plus léger. Lorsque, les semaines précédentes, elle avait accepté le pain noir qu’ils avaient partagé dans la pénombre de la nef, il pensait rassasier une femme encore plus pauvre que lui.

« Votre misère s’amenuise-t-elle, gente demoiselle ?

  • En effet, il se pourrait que mes envies soient bientôt comblées. »

Jehan, prenant ces paroles pour une invitation, soulève la jupe de Marguerite. Voilà belle lurette qu’il n’a pas trempé son pinceau ! La comtesse, encore toute guillerette à l’idée de tenir bientôt un bambin dans ses bras, le laisse faire. D’autant plus qu’elle se sent redevable de tous les morceaux de pain dont s’est privé le pauvre hère. Et malgré son handicap, le bougre n’est pas dénué de charme. De toute façon, n’est-elle pas stérile ? Personne n’en saura rien…

Au petit matin, accompagnée de sa bonne et de sa demoiselle de compagnie, la comtesse de Gruyères quitte le château pour un peu plus de neuf mois. Le duc de Savoie a promis à François que si, durant ce laps de temps, une « sorcière », jeune mère, est condamnée, le ou la petite sera remis à Marguerite. Les condamnations sont si nombreuses qu’il est presque certain de leur dégotter un marmot.  

Les mois passent. Un échange épistolaire maintient le lien entre les époux sans que ceux-ci ne se revoient. Heureusement…

L’année suivante, le comté accueille en grande pompe le retour de sa première dame. En descendant de son fiacre, bien que pâle et fatiguée, celle-ci est fière de présenter à la population surprise, « ses » faux-jumeaux. François, honteux de mentir aux nombreuses personnes présentes, bredouille en expliquant que sa femme s’est absentée dans leur château d’Osgo, le temps de ce qu’il croit sa présumée grossesse. Persuadé que le problème d’infertilité ne puisse venir de lui, il ne fait pas le lien entre les traits fins du petit garçon et ceux de son épouse.

« Sacré Amédée ! Deux nourrissons ! Mais comment les appellerons-nous ?

  • Il me semble que Jehan est un beau prénom… Et pourquoi pas Marie ? »

Analyse

Mardi dernier, la radio diffusait dans ma voiture Guillaume Meurice présentant son dernier ouvrage « Le roi n’avait pas ri ». J’ai beaucoup apprécié sa manière très actuelle d’en parler. Son humour et quelques termes un peu vulgaires brisaient la frontière temporelle. Il m’a donné l’impression qu’à tout moment, un chevalier allait me couper la route. En commençant à rédiger la nouvelle ci-dessus, sans doute ai-je été influencée par son discours. J’ai ri aux larmes en écrivant la première phrase. J’aime le contraste un peu loufoque entre le vocabulaire de l’époque et celui, plus tranché, d’aujourd’hui. Une incursion temporelle travaillée différemment que dans mon premier exercice où j’amenais Jehan l’éclopé jusqu’à la cérémonie d’investiture de Jo Biden.

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