Quand glaner nourrit le corps et le coeur

Marius, adossé contre le tronc du vieux pommier, savoure la douce caresse du soleil sur son visage. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il s’installe à côté de son ami feuillu pour bouquiner. Ces ouvrages grâce auxquels il voyage dans l’espace et dans le temps, il les emprunte à son instituteur. Au domicile familial, point de livres ! Ses parents tirent trop le diable par la queue pour pouvoir en acheter. Seule trône, sur la table du salon, la bible qu’ils ont reçue, le jour où ils ont uni leurs destinées. S’il en lit régulièrement des extraits, il préfère nettement la compagnie de Jules Vernes ou de Jack London que celle de Luc, Matthieu et compagnie.  Les textes de ces derniers enrichissent certes l’âme, mais elles ne sont que peu divertissantes pour un adolescent.  En revanche, il lit et relit les aventures de Croc blanc, Phileas Fogg et de bien d’autres, jusqu’à la lie.

Lorsqu’il ne fait pas le tour du monde en huitante jours, il écrit. Au gré de ses états d’âme, les pages se colorent, tantôt en rose, mais le plus souvent dans des teintes plus sombres. La vie est dure en ce temps d’après-guerre. Son avenir est incertain. Il aimerait tant pouvoir poursuivre sa quête de savoir, à l’issue de sa scolarité obligatoire. Il sait qu’il en a les capacités. Son professeur a déjà lu à plusieurs reprises le fruit de son travail, au reste de la classe. Rouge comme une pivoine, il sentait son cœur battre la chamade durant la lecture de ses rédactions, à haute voix. Cet enseignant sait le valoriser et l’encourager. Il est d’ailleurs venu plusieurs fois plaider sa cause auprès de sa famille, priant les siens de le laisser continuer ses études.

« Nous aurons bien besoin de son salaire pour racheter quelques vaches et enfin pouvoir tourner ! avait répondu son père. »

Ses parents sont pourtant des gens sensés. Peut-être lui laisseront-ils sa chance, le moment venu ? Cette seule perspective enflamme le garçon. Son enthousiasme l’emporte généralement sur tout le reste. Les projets fusent, les idées jaillissent. D’une manière ou d’une autre, il prendra en main sa destinée. Il a la vie devant lui…

Malgré son jeune âge, Marius ressent au plus profond de lui le besoin d’approfondir les relations qu’il tisse avec son entourage. Son oreille attentive lui vaut, plus souvent qu’à son tour, les confidences de ses amis. Selon sa sœur préférée, celle avec qui il philosophe, les soirs d’été, sous la voûte céleste, il a l’art de délier les langues. Cette dernière se moque aussi gentiment de ses longs échanges avec les personnes âgées du village.

« La plupart de tes amis ont le quadruple de ton âge. J’espère que le moment venu, tu trouveras une amoureuse suffisamment jeune pour fonder une famille, le taquine-t-elle. »

Lui se sent honoré que ces sages, parfois écorchés vifs, lui fassent suffisamment confiance pour entamer avec lui des discussions intimes. Comme les perles d’un chapelet, les souvenirs sont égrenés, les uns après les autres.  Que d’histoires extraordinaires ont vécues ces humbles gens. Leur passé et celui des générations précédentes tissent la grande histoire. Celle-là même que l’on étudie en classe. S’en rendent-ils seulement compte ? Aura-t-il une fois l’occasion de coucher toutes ces souvenances sur le papier ? Il en rêve même s’il est déjà comblé par ces transmissions verbales, immensément enrichissantes. Précieusement, il les conserve dans un coin de son esprit.  

« Marius ! Encore la tête dans les nuages… Les bouquins n’ont jamais rempli un estomac qui crie famine. Tu ferais mieux d’aller glaner les pommes de terre sur le champ du Gustave. Ils laboureront d’ici la fin de la semaine. Il faut se dépêcher de ramener tout ce que nous pouvons, avant. L’hiver s’annonce rude ! Demain, vous irez aussi grappiller dans les alentours. Il reste peut-être quelques pommes et poires oubliées par les autres. J’en ferai des conserves. »

À contrecœur, Marius obéit à sa mère. S’il a soif d’apprendre, il sait aussi combien ses parents comptent sur lui pour contribuer à tirer en avant la fratrie. Malgré le retour de son père, au mois de mai dernier, nourrir huit enfants demeure un combat quotidien. Une lutte presque aussi intense que celle que viennent de mener, durant six ans, les soldats du pays.

Certains de ses petits frères et sœurs ont déjà les mains dans la terre. L’adolescent court vers le champ du voisin. Le soleil descend derrière les montagnes. L’astre céleste salue les cimes enneigées de ses plus beaux rayons afin qu’elles ne l’oublient pas, d’ici le matin. La tête emplie de cette poésie, le garçon jette les patates dans le sac de jute usé jusqu’à la trame. La nuit est tombée lorsqu’il franchit le seuil de leur chaumière. Il dépose sa lourde récolte sur le sol de terre battue. Le visage de la maman s’illumine. Ses enfants ont bien travaillé. Avec ce qu’ils ont déjà ramené les jours précédents, la famille devrait pouvoir tenir jusqu’au printemps suivant. Pendant que ses gosses se débarbouillent, elle puise dans le sac de quoi préparer une grosse purée.

Durant le repas du soir, on entend les mouches voler. À table, seuls les parents ont droit à la parole. En silence donc, Marius savoure l’écrasée de pommes de terre, judicieusement assaisonnée. Avec ce que lui et ses frères et sœurs ont glané, sa mère cuisine des mets rassasiants, mais délicieux, malgré leurs maigres moyens.

Apprêtées avec amour, les plus simples denrées comblent le ventre et le cœur !

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