François II

François retire vivement sa main du trou. Celui dans lequel il avait caché son fil de fer en vue de poursuivre la clôture du pâturage. Les deux points rouges sont nets, sur sa paume rugueuse. Aucun doute, une vipère vient de le mordre. Il en connaît les risques, mais retourne à la ferme chercher le matériel nécessaire pour terminer sa tâche. À son épouse Marie-Madeleine, qui l’interpelle de loin, il ne souffle mot de sa mésaventure. Elle s’inquiéterait « pour rien » !

De mémoire d’homme, on l’avait toujours vu fuir les blouses blanches. Il fut néanmoins contraint de consulter un médecin une fois ou l’autre. Notamment lorsqu’il tomba du toit de la maison familiale, en refaisant la charpente qui datait du 18e siècle. Des ulcères du duodénum et de violentes migraines le firent également tant souffrir qu’il se résigna à prendre rendez-vous chez un spécialiste. Malgré tout, jamais on ne l’entendait se plaindre. Ces céphalées et ces problèmes d’estomac traduisaient-ils les émotions que tait ce tendre à la peau dure ?

À ses yeux, les mots ne soignent pas les maux. D’ailleurs, dès qu’un interlocuteur s’étale sur ses bobos, François dévie habilement la conversation ou s’en va vaquer à ses occupations. Il a tant à faire… Retraité depuis longtemps, il continue à se lever quotidiennement dès l’aube pour s’occuper de ses juments et des chevaux qu’il garde en pension. Il y a aussi son troupeau de vaches allaitantes, sa basse-cour, son verger et le jardin potager dont il s’occupe avec sa femme… À 76 ans, il va également d’écuries en manèges, tenir les pieds des équidés pendant qu’on les munit de leurs quatre fers ! Une tâche pénible et dangereuse à laquelle beaucoup de jeunes renoncent. Mais rien ne semble effrayer notre hyperactif.

Mars 1945 : la fièvre ne faiblit pas. Le garçonnet peine à avaler la tisane qu’on lui présente à la cuillère, tant son pharynx est douloureux. Il garde les yeux fermés à cause des maux de tête qui le tenaillent. Son état empirant, on l’hospitalise. Marguerite, la maman, doit rester à la maison avec ses deux autres enfants. Joseph, le papa, encore mobilisé, est averti. Il obtient une permission pour se rendre au chevet de son petit François. Le lendemain, il franchit le seuil du domicile conjugal, les bras vides, le cœur serré… Leur aîné, du haut de ses trois ans, a succombé à la diphtérie dont il souffrait. Marguerite s’effondre. Comment elle, l’infirmière du village chez qui les voisins viennent se faire soigner, n’a-t-elle pas remarqué les fausses membranes blanchâtres qui entravaient les amygdales de son cher fils ? Les mois passent, la culpabilité demeure. En décembre de la même année, elle donne naissance à un quatrième garçon que le couple prénomme François. En souvenir…

Marie-Madeleine s’étonne que son époux, habituellement si ponctuel, n’ait pas encore mis les pieds sous la table. Surtout un samedi soir ! Elle le trouve appuyé à la colonne de leur cour intérieure. Son visage présente une crispation inhabituelle, du côté droit.

« Qu’est-ce qui se passe ? Tu as l’air bizarre, lui demande-t-elle. »

Il esquive d’abord la question puis avoue à demi-mot s’être fait mordre par une vipère. Marie-Madeleine bondit sur le téléphone pour appeler sa fille. Celle-ci parviendra peut-être à faire entendre raison à son père. À l’emmener aux urgences. Toutes deux doivent attendre le dimanche pour que François, étourdi, franchisse le portique de l’hôpital. Le médecin présent ne peut que confirmer la morsure du serpent et déplorer de ne plus rien pouvoir faire. Le venin a largement eu le temps de se répandre.

« Si vous n’aviez pas une peau aussi épaisse et calleuse, l’envenimation aurait été plus invasive, entraînant des conséquences graves voire fatales, avertit-il. »

Quelques jours plus tard, notre invincible est rétabli et l’incident est clos.

Le bébé est magnifique. Son teint mat et ses prunelles foncées font l’admiration de tous.  Marguerite en prend particulièrement soin. Ce François-là, elle saura le protéger. 

En sortant des urgences, François raconte à sa fille comment il a, jadis, évité une visite chez le médecin.

« Un jour, mon voisin me demande de tenir sa double échelle en métal, pendant qu’il l’installe. Ce maladroit n’a pas trouvé mieux que de me lâcher la partie supérieure, de toute sa hauteur, sur le gros orteil droit. J’ai été obligé de consulter pour qu’on me perce l’œdème, à travers l’ongle. Quelque temps plus tard, j’ouvre le van pour en faire descendre ma jument.  Elle recule vivement. La porte me tombe sur le pied gauche, la bête appuyant dessus de tout son poids. J’ai préféré ne pas enlever ma botte avant la joute équestre, l’enflure soulevant le cuir. J’ai couru comme ça. Le soir, à la maison, une fois pieds nus, j’ai pris mon vilebrequin et j’ai percé mon ongle comme l’avait fait le docteur. »

Valérie sourit. C’est tout son père, ça.

Le moindre rhume alerte Marguerite. Mais si la jeune maman craint pour la santé, voire la vie de son fils, lui, n’a peur de rien. Par sa témérité, tente-t-il de lui redonner confiance ?

 Quoiqu’il en soit, le garçon grandit et déploie ses ailes. Brillant élève, il obtient les résultats maximaux dans toutes les branches. Lorsque sa large contribution aux tâches domestiques lui en laisse le temps, il monte notamment les chevaux de ses parents et devient un excellent cavalier. Ce qui l’amène à participer à de nombreux concours hippiques qu’il remporte plusieurs fois. Il aime aussi les danses de salon et, le dimanche après-midi, il fait valser ses sœurs. Infatigable et généreux, il chante encore dans un chœur d’hommes qu’il préside durant un temps.

Les années passent. Fidèle à sa bravoure, François continue à défier la grande faucheuse. À part quelques cheveux blancs, rien ne laisse présager son âge. Sa vitalité semble inaltérable. Une belle revanche contre celle qui, jadis, ravit François 1er à ses chers parents…

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