GLANER DES PÉPITES

Assise sur une terrasse bruxelloise, Anne savoure les douces caresses du soleil printanier. Délestée de ses responsabilités maternelles, la quiétude de ces quelques jours de congé lui offre la parenthèse dont elle avait tant besoin.

« Voilà votre cappuccino, jolie dame ! Vous êtes là depuis hier ? C’est juste ? Notre hôtel vous convient-il ?

  • Très bien ! Merci. Mon mari Vincent participe à un séminaire, ici. Je suis heureuse de pouvoir visiter votre agréable ville tranquillement, durant ses séances.
  • Tant mieux que Bruxelles vous plaise. Personnellement, je songe à m’expatrier. Il m’en est arrivé une belle, tiens !

Anne a le temps et, comme d’habitude, elle ne peut s’empêcher d’encourager son interlocuteur à poursuivre. Il suffit de peu pour que les gens déversent le flot de leurs émois. Une oreille attentive et les voilà partis !

  • Eh oui, je suis tombé bleu d’une Californienne. Elle m’en a fait perdre mes tartines…, enchaîne le serveur, heureux de pouvoir conter les excentricités de sa nouvelle histoire d’amour. »

Le soir, durant leur repas en tête à tête, la trentenaire rapporte à son mari les péripéties que le sommelier lui a narrées pendant plus de vingt minutes. 

« Ma parole ! Tu les attires comme des mouches. Comment se fait-il que de parfaits inconnus te confient les tréfonds de leur intimité ? Tu as vraiment l’art de délier les langues. As-tu repensé à cette formation de recueilleuse de récits de vie qui débute l’automne prochain ? Cette activité serait idéale maintenant que nos p’tits loups sont scolarisés. »

Cette seule évocation enflamme Anne. Elle adorerait glaner les pépites, au gré des discussions, avant de les coucher sur le papier. Recueillir les aventures extraordinaires de personnes se croyant ordinaires. Sans ces « petites » histoires, de quoi serait constituée LA grande histoire ?

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, la plume a toujours été son exutoire. Elle se revoit, adossée au tronc du vieux pommier, le stylo courant sur les pages immaculées de son carnet. Le papier noircissait au gré de ses états d’âme. Des états d’âme tantôt très obscurs, tantôt rose bonbon. Et si elle n’écrivait pas, elle dévorait romans et littérature jeunesse. La comtesse de Ségur, Johanna Spyri ou Laura Ingalls étaient ses amies… Jamais rassasiée, elle lisait et relisait leurs récits et ceux de bien d’autres, jusqu’à la lie. Elle se souvient aussi des quelques fois où les professeurs avaient présenté à la classe ses rédactions, à titre d’exemple. Rouge comme une pivoine, mais fière comme un paon, elle sentait son cœur battre la chamade pendant que l’instituteur restituait à haute voix le fruit de son travail !

Pourquoi ne pas prêter maintenant sa plume à ceux qui ont besoin de déposer leur fardeau, mais qui se sentent empruntés pour rédiger ? Quelle belle opportunité son époux lui offre là. L’esprit d’Anne virevolte, les projets fusent. Vincent la sait perdue pour le reste de la soirée, emportée par son enthousiasme légendaire. Il suffit qu’une idée charme sa femme pour que l’étincelle devienne incendie. Feu de paille ou dessein pérenne, peu importe : il aime tant la voir ainsi s’animer. Et quand les aspirations semblent trop folles, Vincent, les pieds sur terre, la canalise doucement. De vrais yin et yang !

À peine de retour au bercail, la femme qui agit plus vite que son ombre prend place devant son ordinateur. Ses doigts dansent sur le clavier. Un dernier clic et son mail d’inscription au CAS de « Recueilleurs de récits de vie » s’envole. La voilà embarquée pour deux ans de formation durant lesquels elle devra jongler entre études et responsabilités familiales. Rien ne peut cependant la freiner. Son envie d’apprendre et de découvrir l’emporte sur tout le reste.

Dès la fin de cette parenthèse universitaire, Anne plonge dans le vaste monde des histoires de vie. Les écorchés vifs l’intéressent particulièrement. L’attraction semble réciproque puisque ces derniers font la queue devant sa porte pour déposer ce qui leur pèse. Elle espère soulager ses interlocuteurs par le biais de cette démarche souvent thérapeutique et les encourage à extérioriser leurs déboires : à ses yeux, tout ce qui ne s’exprime pas risque de s’imprimer…

Anne commence par un pèlerinage au pays du cancer. Durant un an, elle rédige le journal de personnes victimes du crabe. De solides liens se tissent, sur le long terme, avec certaines d’entre elles. Notamment avec Suzanne que la recueilleuse suit jusqu’à la fin. Avec quatre amis chanteurs, elle interprète même, pendant la cérémonie du dernier adieu, les pièces que la défunte avait choisies avant son départ. Des moments très forts qui resteront à jamais gravés dans le cœur de la trentenaire. Ce parcours initiatique mûrit profondément la jeune professionnelle.

Suit la rédaction d’un ouvrage dévoilant le quotidien d’Anouchka, rongée par la myopathie. L’année suivante, le petit troisième est mis au monde. Il analyse l’impact des abus sexuels subits durant l’enfance. Si cette publication permet une forme de solidarité entre ceux qui y témoignent et les lecteurs potentiellement concernés, elle génère également quelques vagues dans l’entourage de l’auteure. Certains sujets dérangent. Ceux traitant des atteintes à la pudeur en sont sans doute les plus tabous. De rares jaloux estiment aussi qu’Anne se fait de l’argent sur le dos des victimes. Pourtant, si elle s’enrichit effectivement de ces nombreux partages, ce n’est point sur le plan matériel. Loin de là !

En 2019, Anne est engagée pour récolter les récits des enfants jadis placés par mesure de coercition. Certaines de ces histoires sont particulièrement sombres. Parfois au-delà de l’insoutenable. Reconnaître les injustices passées crédibilise sans doute ceux qui les ont subies. Et malgré la lourdeur des confidences qu’elle engrange, la désormais quarantenaire demeure passionnée par ces échanges intenses qui rythment son quotidien.

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