La ruse (nouvelle de Maupassant adaptée aux enfants dès 10 ans)

« Blanche, Blanche ! Réveillez-vous. Mon cher Gontran ne bouge plus ! »

Blanche rajusta son bonnet de nuit et se hâta dans la chambre de Berthe. Voilà plusieurs mois que la bonne avait découvert que sa douce patronne avait un amoureux, en plus de son époux. Ce dernier, ivrogne et rustre, la traitait sans ménagement. Au pays, personne ne comprenait que le père de la belle et délicate Berthe ait accepté d’accorder la main de sa fille à ce vil commerçant.

La servante s’approcha du jeune homme immobile et colla son oreille sur sa poitrine.

« J’ai bien peur qu’il ne soit mort, Madame ! annonça-t-elle en tremblant.

  • Dieu du ciel ! Mon amour ? Mort ? Mais que vais-je devenir sans lui ? Et si mon mari le trouve dans notre lit, il me tuera… »

Futée, Blanche proposa à Berthe d’aller chercher le docteur Siméon. Celui-ci passait souvent prendre le thé. Il ne refuserait certainement pas de lui apporter son aide. Peu après, malgré l’heure tardive, la bonne sonna à la porte du médecin. Son domestique, Jean, mit un certain temps à venir répondre. Sans doute dormait-il déjà. Malgré l’insistance de Blanche, Jean refusa de déranger son maître qu’il prétendit souffrant. Il suggéra à la demoiselle de solliciter le docteur Bonnet.

À peine Jean se rendormait-il que l’on tambourina à nouveau à la porte.

« Sacrebleu ! Quelle nuit ! Qui va là ? cria-t-il en dévalant le grand escalier de bois.

  • Il faut absolument que je parle à Monsieur Siméon. Il en va de la vie de deux personnes.

Impressionné, le valet laissa entrer la silhouette dissimulée sous une cape noire. Ce n’est qu’une fois devant la porte de la chambre du médecin que Berthe Lelièvre se découvrit. Ses traits étaient tirés, ses yeux rougis et gonflés.

  • Cher Siméon, aidez-moi, je vous en supplie. Votre valet n’a pas laissé ma bonne vous parler, tout à l’heure. Je crois mon amoureux mort dans mon lit. Il sera bientôt minuit. Mon mari va rentrer de la ville. Qu’adviendra-t-il de moi s’il l’y trouve ? sanglota-t-elle. »

Le médecin eut pitié de la jeune femme dont il savait l’existence difficile. Il s’habilla sur le champ et l’accompagna jusqu’à son domicile, à bord de la calèche avec laquelle elle était venue.

Blanche les attendait sur le perron, munie d’une bougie. Sur la pointe des pieds, tous trois montèrent à l’étage. Le médecin s’agenouilla auprès du corps de Gontran et ne put que confirmer l’arrêt de son cœur. Bien que la bise glaciale s’infiltrât par les fentes de la mansarde mal isolée, la température corporelle très basse du jeune homme étonna le médecin.  

« Depuis quand est-il dans cet état ?

  • Le temps que j’appelle Blanche, qu’elle coure chez vous, que je vienne à mon tour avec le fiacre de Gontran puis que nous revenions. Une heure et demie peut-être ?
  • Vite, habillons-le avant le retour de votre époux ! »

Tremblantes, les deux femmes enfilèrent à Gontran caleçon, chemise, tunique, chaussettes et bottines pendant que Siméon le soutenait. Tous trois le portèrent ensuite dans l’escalier qu’ils descendirent à pas de loup, de peur de ne réveiller toute la maisonnée. Soudain, Blanche, gênée par l’obscurité, rata une marche. Heureusement, elle parvint à se rattraper in extremis. Son écart secoua néanmoins passablement le pauvre bougre.

Le morbier sonna douze coups.

Le mari passa le seuil de sa demeure. Son pas semblait hésitant et on l’entendait roter sans vergogne. Une fois de plus, il rentrait ivre. Les trois complices se dépêchèrent d’assoir Gontran sur le canapé du salon. Siméon chuchota à Blanche de vite refaire le lit conjugal et mettre de l’ordre dans la chambre à coucher du couple.

« Mon cher Gérard, vous tombez à point nommé. Votre épouse, Gontran et moi-même étudiions le premier épître aux Corinthiens lorsque mon ami perdit connaissance. Ce n’est certainement qu’un étourdissement, mais j’aurais besoin de votre aide pour le porter jusqu’à son fiacre afin que je le ramène en son humble demeure.

  • Lire la Bible ? Alors que l’on peut prendre du bon temps à la gargote ? En voilà des idées saugrenues… »

Sans ménagement, le rustaud chargea Gontran sur son épaule, tel un sac de grain, et le porta jusqu’à sa carriole. Siméon les suivit en lançant quelques clins d’œil complices à Berthe et Blanche.

À peine roula-t-il cent mètres qu’un blaireau traversa la chaussée. La jument rua. Une violente secousse ébranla le fiacre. Le corps de Gontran tressauta. Siméon pensait le mouvement dû au soubresaut de l’attelage, mais le jeune homme, éberlué, demanda au médecin :

  • Pourquoi êtes-vous donc aux rênes de ma propre jument ?

Siméon blêmit. Un miracle venait-il de se produire ? De sa longue carrière, il n’avait qu’une seule fois assisté à un tel cas d’école : après avoir été réchauffée et secouée violemment, une victime était revenue à elle alors qu’on la croyait morte. *

Le lendemain, Berthe toute de noir vêtue, le cœur lourd et l’œil éteint, traversa la rue en direction de la vieille église. Pensant avoir été punie par le bon Dieu durant la nuit qui précédait, elle souhaitait confesser son amour pour Gontran au curé de paroisse. Elle crut à une hallucination lorsqu’elle aperçut la calèche de son amoureux approcher. Le jeune homme ne se souvenant aucunement de son malaise de la veille lui fit de discrets gestes de la main et lui envoya un baiser à la volée.

« Dieu du ciel, un revenant ! souffla-t-elle en lâchant son panier et elle s’évanouit au pied de la jument. 

  • Qu’on coure chercher le bon docteur Siméon. Madame Lelièvre se meurt… »
  •  

*NDLA Le 12 mars 2018, à Bézier, un homme est revenu après 18 h. d’arrêt cardiaque. Les soignants du CHU de Montpellier ont eu le réflexe de le réchauffer, faisant passer sa température corporelle de 22° 36°. Le cœur a alors recommencé à battre.

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