(L’) Au-delà de l’amour

Dans mes mains, une photo de mes parents tels que je ne les avais jamais vus. Ma mère, lovée dans les bras de mon père, le couve d’un regard tendre et amoureux. Son bras à lui, protecteur, entoure l’arrondi de ses épaules féminines. Cette apparente complicité me déconcerte tant que je téléphone à la tante qui me l’a envoyée.

  • Où a-t-elle été prise ? Quand ? Quelle était la nature exacte de leur relation ?

L’octogénaire ne se souvient de rien… Le mystère demeure. Cette image ne reflète aucunement le couple au sein duquel j’ai grandi. J’ai toujours cru que mes parents ne s’aimaient pas. Elle, la dynamique, la flamboyante, soucieuse de « paraître » en société contrastait avec la discrétion et le flegme de son anglais de mari. Même leurs origines divergeaient. Pourquoi ma mère, riche héritière et dirigeante d’un groupe hôtelier, avait-elle épousé ce gentleman à l’idéologie atypique ? Atypique aux yeux de sa belle-famille, du moins. Ce homme qui correspondrait aujourd’hui à un bourgeois-bohème était l’opposé de leur gendre idéal. En jetant son dévolu sur lui, ma mère esquivait-elle une union matrimoniale de convenance ? À moins que leur alliance n’ait été fondée sur d’autres bases plus obscures encore ?

C’est bien connu : les secrets de famille plombent. J’espère bien percer enfin celui-ci !

Aussi loin que je m’en souvienne, ce même gentleman s’amusa à provoquer les colères de sa moitié. Il semblait presque jouir de ses débordements. On aurait dit qu’il appuyait sur des boutons déclenchant toute une palette d’émotions diverses.  Son agacerie préférée ? Susurrer mielleusement 

  • Je vous attends ma dulcinée !

Il la savait pourtant contrariée par leur retard à l’une de leurs fameuses soirées mondaines. Ne s’impatientait-elle pas suffisamment d’avoir égaré ses gants ou sa voilette ? La voix de maman partait alors dans des aigus que nul ne pourrait imaginer possible à échelle humaine…

Le vouvoiement était de rigueur quand il s’agissait de la faire sortir de ses gonds… À bien y réfléchir, les ai-je entendus se tutoyer ?

Un drôle de manège que ce drôle de ménage menait. Comme ils jouaient à guichet ouvert, leurs amis se délectaient de leurs démêlées musclées. En ce qui me concerne, leurs éclats de voix me dévastaient. Je craignais tant l’éclatement familial. Comme une épée de Damoclès, leur séparation me semblait imminente. Devrais-je choisir avec qui vivre ? Pourrais-je demeurer dans notre vaste demeure ou devrais-je déménager dans un appartement ? Changer d’école ? De multiples scénarios s’échafaudaient dans ma tête de petite fille.

Je gardais pourtant espoir. Tôt le matin, lorsque je traversais le couloir à pas de loup, je les apercevais par l’entrebâillement de la porte de leur chambre à coucher, pelotonnés l’un contre l’autre. Comment se pouvait-il que la chaleureuse ambiance nocturne se mue en rapports glaciaux, dès le matin ? Cela commençait au petit-déjeuner. Ma mère reprochait toutes sortes de peccadilles à mon père qui haussait placidement les épaules.  Elle aurait préféré un croissant plutôt qu’un toast, sa cravate était mal nouée, comment avait-il pu oublier de passer chez le teinturier… Bien sûr, elle subvenait à une majorité de nos besoins financiers. Mais au milieu des années septante, malgré la belle évolution sociétale amorcée en juillet 65, peu d’hommes s’investissaient encore autant que lui dans les tâches ingrates. Si mes sœurs et moi tentions de modérer les réprimandes maternelles, elle rétorquait :

  • Ah ! Mais vous ne savez pas…

Alors le doute m’assaillait. Avait-il une maîtresse ? Lui faisait-il subir des violences en notre absence ? Lequel des deux était-il le méchant ? Candide, je pensais encore en mode binaire et manquais de nuances. Pourtant, je craignais de mettre la faute sur un seul des deux et de lui manquer ainsi de loyauté. Du haut de mes dix ans, pétrie de mon éducation judéo-chrétienne, je n’avais pas le DROIT de préférer l’un ou l’autre de ses parents.

Avec les années, ma maturité naissante me permit de prendre un certain recul. Sous ses airs tyranniques, ma mère dissimulait sans doute une grande fragilité dont son conjoint s’accommodait. Beaucoup plus posé qu’elle, peut-être se sentait-il même valorisé de pallier cette vulnérabilité ? En pointant constamment du doigt la moindre faille de son conjoint, elle tentait de faire miroiter sa propre perfection. Celle à laquelle elle aspirait (extrême !) mais qu’elle ne parviendrait jamais à atteindre ! Ma question initiale demeurait cependant : mes parents s’étaient-ils aimés ? Pourquoi s’étaient-ils unis et comment avaient-ils pu supporter une telle relation tout au long de leur existence ?

La réponse m’est octroyée quelques jours après la mort de mon père. Trois ans plus tôt, ma mère a d’ailleurs succombé au même cancer que lui, dans des circonstances similaires. Coïncidence ? Alors que je trie ses affaires, je tombe sur son journal intime et sur une pile de lettres de ma mère, toutes plus enflammées les unes que les autres. « Mon amour, faut-il que je vous aime pour écrire cette missive en pleine nuit ! »

Les émotions me submergent. Ainsi, leurs divergences dissimulaient-elles finalement une belle relation. Le feu sous la glace…

Abasourdie, j’ouvre le carnet de mon père. La première page est datée du jour de la mort de maman. « Ma dulcinée, nous voilà séparés. Mais n’ayez crainte, je vous rejoins bientôt… »

Chaque jour, jusqu’à son propre décès, une ou plusieurs pages sont dédiées à l’amour de sa vie. Plus aucune trace de provocation dans ses propos. Rien que l’écho d’une immense tendresse. Par le biais de son cahier et de son crayon, il maintient le fil de leur relation.

Ainsi, l’aura-t-il aimée pour l’éternité !

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