Flammes purificatrices

Au printemps 2002, la tension est palpable dans la vallée de l’Intyamon. Alors qu’habituellement, rien ne trouble le calme de cette verte Gruyère, ses habitants connaissent une véritable psychose. Les rumeurs circulent, les discussions s’enveniment. On soupçonne son voisin, les appels anonymes affluent au poste de police de Bulle, dénonçant des innocents. Dans les cafés, on se regarde du coin de l’œil. Tout un chacun semble suspect… Les événements font émerger d’ancestrales rancunes. Les propriétaires de biens immobiliers patrouillent jour et nuit.

L’effroi collectif est légitime : en proie aux flammes, d’antiques chalets d’alpage sont, les uns après les autres, réduits en cendre. Avec eux, partent en fumée le patrimoine alpestre de toute une région, un pan de l’histoire collective gruérienne et de nombreux souvenirs familiaux.

Une douzaine de policiers du Service d’identification judiciaire, secondés par l’Institut de police scientifique de Lausanne, traquent le moindre indice…

J’ai huit ans. J’affine les meules de Gruyère quand la porte du saloir claque derrière moi. L’obscurité m’effraie, l’odeur d’ammoniac de l’auto-fermentation des fromages m’oppresse. En tâtonnant, j’avance jusqu’à l’entrée que je tente d’ouvrir. Pas moyen ! Le vieux m’a enfermée. Je l’appelle puis je hurle. M’entend-il ou jouit-il de ma terreur ? Espérons que, affamé, il viendra me délivrer pour que je lui prépare son repas… Les heures passent. Sans doute est-il parti se soûler. Presque tous les soirs, il rôde de chalet en chalet pour trouver un autre armailli avec qui se cuiter. Mon ventre gargouille. Qui dort, dîne : épuisée, je m’endors jusqu’au petit matin.

Tout commence le 20 mars 2002. Le saloir de la Peleuve, à Enney, prend feu. Un couple de promeneurs et une jeune femme, tous trois témoins de l’incendie, appellent les pompiers. Rapidement sur place, des policiers prennent leur déposition. La piste criminelle est écartée.

Ce matin, j’ai porté le bois pour le feu, fabriqué les tommes, nettoyé le chalet et maintenant, il veut que je lui prépare des macaronis à la crème ! Marre d’être la boniche de cet ivrogne. C’est pas le boulot qui me fait peur. Mais les coups, j’en ai ma claque. Il faisait pareil avec mes frangins. Pourquoi la mère me laisse-t-elle seule tout l’été, à l’alpage, avec lui ?

Début avril, les flammes détruisent un chalet au-dessus de Villars-sous-Mont. Au cœur des débris, la police judiciaire retrouve les serrures brisées. Une cloche a été dérobée. La piste criminelle semble évidente. Rien de concret ne ressort cependant de ces investigations.

Même (ou surtout ?) lorsque je vais aux toilettes, ce pervers me traque. Par un trou qu’il a creusé dans le vieux cabanon, je sens son œil inquisiteur posé sur mon intimité. Je pourrais le tuer ! L’autre jour, après l’avoir surpris avec les chèvres, je l’ai vu tenter l’impossible sur les poules ! Rien ne l’arrête quand il s’agit d’assouvir ses pulsions…

Tout bascule le vendredi 3 mai. Deux chalets supplémentaires brûlent au-dessus de Villars-sous-Mont. Un troisième échappe de justesse au sinistre. Aucun doute ne subsiste : un pyromane en veut aux Gruériens ! Et peut-être plus particulièrement aux Ecoffey, l’ensemble des bâtisses leur appartenant. Toutes, sauf le saloir ! Coïncidence ?

Cette fois, il est allé trop loin. Être spectatrice de ses saloperies, lui servir de boniche, encaisser les coups… je supportais plus ou moins. Mais concrétiser ses fantasmes… C’était la première mais aussi la dernière fois ! Mon sac sur le dos, j’entre au café des XIII. Les habitués le remplissent ! La fumée des cigarettes et des joints me pique les yeux. Du haut de mes 13 ans, je fais jeunette parmi tous ces marginaux. Hippies, ivrognes, drogués : je connais personne !

  • Tu veux une bière ?
  • Pourquoi pas !

Ainsi commence ma nouvelle vie, loin de mes vieux…

Le périmètre est bouclé. Les interrogatoires se multiplient. Le commissaire Jean-Daniel Berset interroge toute personne susceptible de l’aiguiller sur une piste. Notamment un transporteur de bois :

  • J’ai rencontré une voiture grise mais avec le brouillard, j’ai pas vu celui qui la conduisait.

Un véhicule gris ? C’est le déclic. D’autant plus qu’il s’agit du même modèle que les agents ont aperçu au saloir de la Peleuve, lors du premier incendie… Le 7 mai, le propriétaire de la Mitsubishi anthracite est appelé au poste, en tant que témoin. Bien que sa version ne varie guère de sa première déposition, les soupçons persistent. On perquisitionne son domicile sans que rien ne laisse présager sa culpabilité. L’individu demeure néanmoins le suspect numéro un.

Et que dansent les flammes sous mes yeux, que partent en fumée les souvenirs de mon enfance saccagée. Que mon vieux périsse au cœur du brasier de chacune de ces bâtisses dont les murs furent jadis témoins de sa perversité. 

Myriam est arrêtée à son domicile, par des agents en civil, à la fin du mois de mai. Elle avoue être à l’origine de tous ces incendies mais précise ne pas en vouloir aux propriétaires des bâtiments incendiés. Seule la révolte intérieure l’a poussée à faire feu d’un passé trop lourd à supporter. Ayant trouvé réconfort et stabilité auprès de son compagnon, cette résurgence surprend son entourage.

Mars 2003 : près d’une année après ses délits, devant la Cour du Tribunal pénal de la Gruyère, la trentenaire raconte pour la première fois le calvaire que lui fit vivre jadis son père. Ses frères, appelés à témoigner, ouvre la brèche en dévoilant les coups, les insultes, la perversité paternelle. Myriam s’y engouffre et raconte dans les moindres détails pourquoi elle a fait feu de son passé.

  • Ce n’était pas prévu ! conclut son avocat Pierre Mauron aussi ému que le reste de l’assemblée.

En première instance, sa condamnation à quatre ans de réclusion choque la population qui prend en pitié la jeune femme. Gros titre des journaux locaux au lendemain du procès : « Condamnation d’une victime ! » En appel, la peine est réduite à deux ans et demi.

 

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