Double injection de patience

À chaque instant, le cours de l’existence peut basculer d’un côté comme de l’autre…

La journée s’annonce idyllique. Pas un nuage. La douceur de l’air fleure bon le printemps. Son effervescence m’euphorise. Des contrastes reflétant parfaitement mon tempérament. Opaline a revêtu l’une de ses fameuses robes de princesse. Ses boucles blondes, que j’ai renoncé à démêler, sont relevées en une espèce de chignon hirsute. Une marinière rouge moule mon joli ventre rond. Ce ventre dont je suis si fière. Main dans la main, nous marchons d’un bon pas, alléchées par l’idée de déjeuner en ville. Tendre rituel mère-fille scellant notre complicité. Les passants nous couvent de leur regard affectueux. Je profite de cette sollicitude encore quelques mois. Une fois né, le nourrisson captera toutes les attentions. Foi de maman ! À peine attablées, Raoul, le serveur, connaissant nos habitudes apporte un cappuccino déca et un chocolat chaud. Nous nous délectons de la mousse onctueuse de nos laitages lorsqu’une violente douleur me coupe le souffle. Je tente de respirer calmement, de ne rien laisser paraître de mon soudain mal-être. Tel un coup de poignard, une seconde lancée me vrille le dos. L’inquiétude me gagne, les questions fusent. J’enjoins Opaline de terminer rapidement. Bénédiction : j’aperçois les éducatrices de la garderie sur le trottoir d’en face, une bande de marmots en rang d’oignons sur leurs talons. Je les hèle. Interpellées par ma pâleur, elles prennent immédiatement ma fille en charge. La précipitation de notre séparation me fend le cœur mais ma petite sent bien que le moment est peu propice aux déchirants au revoir. Elle me laisse filer sans ciller. De plus en plus angoissée, j’entre en trombe dans une officine. J’explique en deux mots la situation. La pharmacienne me conseille d’appeler mon gynécologue. Par chance, je le joins facilement. Il m’attend pour une consultation d’urgence, à l’autre bout de la ville. Sans réfléchir, je saute dans le métro de la ligne 1. Les larmes inondent mon visage. Les autres passagers me dévisagent sans qu’aucun n’ose franchir la frontière de cette fichue bienséance… À moins que ce ne soit par pur individualisme ?

Il semblerait qu’avant de mourir, l’on perçoive sa vie défiler en accéléré…

« Vous n’aurez probablement jamais d’enfants ! » Le couperet tombe net ! J’ai 18 ans et, de toute évidence, un important dérèglement hormonal. Mon apparence n’en laisse rien présager. Ni obésité, ni hirsutisme, ni voix de Stentor… Bien au contraire. L’insouciance de l’adolescence m’empêche de saisir pleinement la portée de ce diagnostic. J’ai la vie devant moi. Les enfants ne sont pas encore ma priorité. Un brin rebelle, je sens aussi, tapie en mes tréfonds, l’intime conviction que je déjouerai les prédictions de l’endocrinologue. Quelques années et un mariage plus tard, il est temps de relever le défi. Mon homme est prêt : à vos matelas, prêt, partez ! Après des mois de volupté vaine, nous décidons de consulter un spécialiste de l’infertilité. Clomifène, metformine, injections quotidiennes de gonadotrophine, hystérosalpingographie : je tente tout mais rien n’y fait. Seules s’implantent en moi détresse et solitude. Solitude ? Alors que tant d’individus m’appuient dans ma démarche ? Pourtant, sur le ring, je suis la seule à encaisser… Hyperstimulations (mes ovaires atteignent la taille d’un pamplemousse) et autres réductions folliculaires mettent à mal mon corps. La souffrance physique s’avère néanmoins négligeable face à mon désarroi. L’incertitude me fait valdinguer dans des affres émotionnelles extrêmes. Les moindres symptômes, prémices d’une potentielle grossesse, me propulsent au sommet de l’hystérie. Je m’empresse d’acheter un, deux, trois tests, au cas où… Telle une junkie, tremblante, je cours me cacher aux toilettes. Résultat négatif : je replonge ! Demeurer dans l’incertitude me torture. « Ne pas savoir » conditionne la majorité de nos projets de couple. Heureusement, mon amoureux demeure stable et rationnel. Malgré sa désapprobation, je m’achète un pendule. Une fois acquis, j’interroge avec frénésie ce support destiné à traduire les informations de mon supra-mentale. Ses mouvements verticaux me fournissent un oui, les horizontaux, un non. Des réponses bien évidemment influencées par mes états d’âmes! Leur variabilité contribue à me déstabiliser encore davantage. Tout comme les autres sciences occultes consultées d’ailleurs…

Échographies ovariennes, calculs tue-l’amour, montagnes russes émotionnelles ont raison de ma patience. Quarante mois de déception suffisent. J’opte pour une autre stratégie. Art-thérapeutes, psys et naturopathes deviennent mes amis. Je lâche prise. Mon subconscient opère à l’instar du St-Esprit. Lors d’un contrôle de routine, mon copain gynécologue demeure bouche bée : nous avons conçu sans lui. Me voilà enceinte d’environ 5 semaines. Opaline fut notre premier miracle. Avant même sa conception, le petit 2ème use déjà du mimétisme du cadet : à tour de rôle, chacun nous aura demandé exactement 4 ans de patience ! Les enfants ne sont-ils pas de grands maîtres pour leurs parents ?

Esplanade La Défense : Terminus. Je m’empresse de rejoindre tant bien que mal le cabinet du Dr Botto. Sitôt arrivée, me voilà installée sur sa table d’auscultation, le ventre enduit de gel, la sonde de l’échographe y dessinant de charmantes spirales. Mes douleurs persistent. Pourtant, entendre le tambourinement cardiaque de mon trésor me soulage instantanément. L’obstétricien poursuit son examen. « Le bébé est en pleine forme. D’ailleurs, voulez-vous connaître le sexe ? Vos vives douleurs sont dues à une hydronéphrose. Très douloureux mais généralement bénin. Il suffit de prendre plusieurs fois par jour la position de la prière musulmane pour libérer l’obstruction rénale. »

Quel bonheur ! Ma grossesse n’est pas en péril…

 « Allô, chéri ? Ton petit garçon va bien et moi aussi… Je dois juste me convertir à l’Islam durant quelques mois ! »

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