Tombé(s) de haut

« C’est quoi grand-papa, l’œil dans le triangle ? Questionne Elio en pointant son index vers le plafond de la chapelle. »

Augustin jubile intérieurement de l’intelligence si prompte de son petit-fils d’à peine 6 ans en lui expliquant le symbole de la trinité.  

Avant d’aller chercher les génisses au pâturage, proche de l’oratoire, l’aïeul emmène souvent le gamin s’y recueillir quelques instants. La spiritualité fait partie des valeurs qu’il souhaite lui transmettre. Surtout depuis le décès des deux parents du petit, dans un accident de la route.

Ensemble, ils descendent ensuite au pré. Elio court de droite et de gauche, une petite canne à la main, pour rassembler le troupeau. Il connaît aussi bien le nom de chaque bête qu’il sait comment s’y prendre pour les réunir sans les effrayer. Lorsque les vachettes leur en laissent le temps, ils observent encore l’énorme fourmilière grouillant sur le même talus, depuis des années.

« Des dizaines de milliers de fourmis vivent sous ce dôme. Au sein de cet habitat, qu’elles ont elles-mêmes construit et aménagé, s’organisent trois catégories d’individus : les ouvrières, les mâles et la ou les reines. Entre eux, s’établissent des échanges très complexes. Les fourmis et les humains sont très semblables dans leur façon d’interagir. Quand on en prend conscience, on ne peut que les respecter. Ne t’avise jamais de détruire une fourmilière, ponctue le vieil homme, plus rudement qu’il ne l’envisageait. Le ton heurte l’hypersensibilité d’Elio.

Félicie les attend à la ferme. Elle remarque d’emblée que le petit est perturbé.

  • Tu en fais une tête, mon chéri. Que se passe-t-il ?
  • Raconte à ta grand-mère ce que je t’ai appris cet après-midi, intervient Augustin.

Elio déblatère en vrac la trinité, les interactions entre les fourmis, la chapelle du Dah qui se situe sur un des plus hauts lieux d’énergie de la Suisse romande…

  • Le travail, les lois de la nature et la spiritualité sont des valeurs de base, explique le vieil homme. Mon père me les a transmises et j’entends bien les lui inculquer à mon tour.
  • Oui, mais pense combien il est petit, argue Félicie qui gâterait davantage Elio si elle en faisait à sa guise.

Entre ferme et forêt, le garçon grandit dans tous les sens du terme. Fervent ténor, Augustin lui apprend aussi à chanter. À deux voix, ils interprètent des airs populaires comme des pièces classiques.

  • N’oublie pas : la musique n’est rien sans le don, mais le don n’est rien sans le travail !
  • Je sais, je sais, grand-papa !
  • Tu sais quelque chose, mais pas beaucoup. »

Une fois adolescent, le gamin quitte l’école primaire communale pour suivre le cycle d’orientation régional. Dans ce nouvel établissement, des centaines d’élèves d’origines diverses se mêlent. Pur et naïf, Elio n’a connu jusqu’ici que ses copains du bled et les préceptes de ses grands-parents. Un groupe de jeunes loups, parés de vêtements de marque, un smartphone vissé dans la paume, lui fait miroiter certains plaisirs de la vie. L’idée du travail et des études les rend hilares. Elio souhaite de toutes ses forces s’intégrer dans ce nouvel univers. Heureux de pouvoir adhérer à un clan, il se laisse influencer. Au diable la moralité ! Il traîne de plus en plus souvent à la gare du centre-ville avant de rentrer à la maison. Les passages sous-voies, repaire d’individus aux pieds qui ne font pas de bruit et aux dents blanches prêtes à mordre, deviennent son antre.

Un soir, alors que Félicie vide les poches en vue d’une lessive, elle trouve dans celles de son petit-fils un sachet d’herbe sèche et du papier à rouler. Elle n’en croit pas ses yeux. Serait-ce LA fameuse plante interdite par les autorités ? Cette « drogue » ne peut lui appartenir. Quelqu’un la lui a certainement glissée dans son jean.

Assis à la table de la cuisine, les deux vieux attendent Elio, la pochette plastique posée devant eux.

L’ado franchit le seuil de la pièce, l’ambiance pesante le saisit à la gorge. L’expression de son visage, lorsqu’il aperçoit ses biens posés sur la table, ne laisse aucun doute. Augustin n’a pas besoin de davantage d’explications.  

« Quelle est cette nouvelle folie ?, questionne-t-il en fixant son petit-fils. Tu fraies avec la racaille ?

  • Ce n’est pas de la racaille. Ce sont mes amis, ma tribu.

Elio cherche le regard de sa grand-mère qui, habituellement, prend son parti. Les yeux de Félicie sont aussi durs que des pierres de jade.

  • J’aime m’amuser avec eux. On rigole, ils m’offrent des trucs. C’est ma vie ! J’ai le droit de découvrir autre chose que votre cambrouse…
  • Bien sûr que tu peux. C’est de ton âge. Mais avec des jeunes fréquentables. Ne m’as-tu jamais entendu parler de ces trafiquants de basse catégorie ?
  • Non ! Répond Elio tout bas, car le silence est pesant dans la grande cuisine, maintenant qu’Augustin a fini de parler.
  • Nous ne sommes peut-être que des gens de la terre, mais nous sommes suffisamment informés pour savoir que ce genre de délinquants cherche à attirer l’attention. Ces voyous sont aussi et surtout attirés par l’argent facile. Tout le contraire de ce que nous t’avons toujours appris! »

À peine achève-t-il sa phrase que la sonnerie tonitruante du portable d’Elio retentit. À la mine que fait ce dernier en décrochant, les vieux comprennent que c’est l’un de ces vauriens. Augustin s’empare du téléphone :

  • Je vous interdis d’approcher dorénavant mon petit-fils ou je dépose plainte pour trafic de drogue, gronde sa voix comme le tonnerre dans la nuit chaude.
  • Nous vous interdisons, répète Félicie par-dessus l’épaule de son époux. Puis s’adressant à ce dernier :
  • Je pense tout de même que tu aurais dû le prémunir contre ces individus.
  • Moi… Moi ? Comment aurais-je pu envisager qu’il frayerait un jour avec pareilles ordures ?

Le téléphone sonne à nouveau. Augustin s’en saisit, ouvre la fenêtre et le lance aussi loin que sa magistrale force le lui permet.

Elio en semble presque soulagé… Pour un temps ou pour toujours ?

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