Sauvée par le gong

Accrochée à la rambarde, par mon bras valide, j’oscille entre l’A35 et la vie.

Pour accéder à la passerelle, pourtant proche de son domicile, Solange en a bavé. Sa jambe gauche traînant derrière elle, il lui a fallu plus d’une heure pour clopiner sur ce petit kilomètre. Un parcours du combattant symbolisant si bien le chemin semé d’embuches qui semble la pousser aujourd’hui au comble du désespoir. Et dire qu’à l’époque, rien ne l’arrêtait. À peine sortait-elle du restaurant où elle cavalait toute la journée, en tant que sommelière, qu’elle partait danser avec ses amis. Rentrée après minuit, elle dormait comme une souche et se réveillait, le lendemain matin, en pleine forme pour reprendre son service. Elle adorait cette vie trépidante qui lui faisait parfois tourner la tête…

Pourquoi ma sœur n’a-t-elle pas répondu lorsqu’en chemin, j’ai tenté de l’appeler ? J’aurais tant eu besoin de parler. Je me sens si seule.

Enjamber la barrière lui fut encore plus pénible. Ses mouvements, entravés par la raideur de ses membres, lui demandèrent patience et acharnement. Son éducation, au sein d’une nombreuse fratrie, lui avait néanmoins forgé un tempérament déterminé et lorsqu’elle avait décidé quelque chose, elle faisait en sorte d’y parvenir.

Si son corps semble ployer sous ces années de souffrance, son moral aussi en a pris un coup. D’ailleurs, sans ces idées noires qui l’assaillent maintenant nuit et jour, elle ne serait pas, en ce moment même, suspendue au-dessus de l’autoroute. Sauter ne lui suffit pas : elle risquerait encore de se louper. Elle guette l’arrivée d’un camion.

Ma famille sera enfin débarrassée du boulet que je suis devenue.

Durant ses mois d’hospitalisation puis de rééducation, elle attendit avec tant d’impatience son retour à domicile. Mais l’on ne sort pas de l’hôpital selon son bon vouloir. La libération se gagne. Il faut passer les tests, prouver que l’on peut vivre autonome. À plusieurs reprises, elle crut avoir franchi la ligne d’arrivée. Puis les médecins convoquaient la famille et annonçaient qu’ils s’étaient ravisés.

« Elle n’est pas prête ! En plus de ses altérations physiques, elle souffre d’une profonde dépression.  Une réaction post-traumatique tout à fait normale. Pourtant, à plusieurs reprises, elle a verbalisé ne pas avoir le courage de continuer dans de telles conditions. Une de nos infirmières l’a trouvée, un jour, sur le muret du balcon, prête à sauter. Cela nous inquiète ! Qu’adviendra-t-il lorsqu’elle sera seule, dans son appartement ? »

Alors la famille abdiquait. Les spécialistes étaient sans doute plus à même de prendre la décision adéquate…

De son côté, Solange bouillonnait.  À son âge, ne savait-elle pas ce qui lui convenait ? Ne comprenaient-ils pas, tous, que son univers lui manquait ? Qu’une fois chez elle, justement, sa mélancolie s’atténuerait ? Elle avait besoin d’air et qu’on lui fiche la paix avec ces thérapies quotidiennes…

Le grand jour arriva enfin : munie de sa canne, qu’elle avait surnommée Wilson et qui était devenue sa fidèle compagne, elle franchit, fière comme un pape, le portique de la clinique, sur ses deux jambes. La brise printanière caressa sa joue et un profond bien-être l’envahit.

À peine son chauffeur l’eut-il conduite sur quelques centaines de mètres que la réalité la rattrapa. Son cerveau n’était plus habitué aux déplacements rapides des véhicules. Après des mois d’immobilité ou de très lentes marches à travers les couloirs, la nausée la prit. Elle demanda un premier arrêt pour vomir sur le trottoir. Plusieurs autres pauses furent nécessaires. Arrivée à la maison, exténuée par ce trajet éprouvant, elle s’affala sur le canapé. Un sofa qui devint son refuge : de jour en jour, elle devait se faire violence pour s’en extraire. Elle, jadis si dynamique, se sentait constamment plombée par une énorme fatigue. La moindre activité élémentaire requérait un courage viscéral. S’habiller ou se laver l’achevait. D’autre part, la sécurité que lui offrait le personnel soignant de l’hôpital lui manquait. Les étourdissements ressentis lorsqu’elle prenait une douche l’effrayaient tant qu’elle ne s’y risquait qu’en présence d’un proche.

Jamais je ne redeviendrai comme avant.  Autant en finir tout de suite.

Un camion approche… Son cœur palpite ! Dans le sac à main qu’elle a laissé sur la chaussée, son téléphone se met à sonner. Est-ce sa sœur qui a vu ses nombreux appels en absence ? Tant bien que mal, Solange fait marche arrière. Elle arrive trop tard ! Sur l’écran de son portable, le numéro de la voisine s’affiche. Elle rappelle.

« Mais où êtes-vous ? La classe est terminée depuis longtemps. Anaïs vous attend, en larmes, devant la porte.

  • Oh, je n’ai pas vu le temps passer. J’arrive ! »

Anaïs, mon trésor ! Qu’ai-je failli faire. Tu as déjà tant subi. Comment ai-je pu imaginer t’abandonner une fois encore !

Le jour où Solange, à peine trentenaire, fit son AVC, c’est sa fille qui, revenant de l’école, la trouva inerte. Du haut de ses sept ans, la petite appela les secours. L’hémorragie cérébrale demandant une intervention immédiate, sa jeune mère fut héliportée dans un hôpital universitaire puis opérée d’urgence. Après quelques semaines de soins intensifs, de nombreux mois de rééducation furent nécessaires pour réapprendre à bouger, à parler et même à avaler…

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