Quand une vague de Gomina déferle sur l’Helvétie

« Rossi, Lombardi, Moretti, Giordano… La majorité des noms apposés sur les boîtes aux lettres de cet immeuble lausannois sont italiens. En cette année septante, le nombre d’immigrés a atteint le chiffre record d’un million, sur six millions d’habitants en Suisse, assène la journaliste peroxydée, sur le petit écran de Germaine. »

La vieille dame s’essuie les mains à son tablier et s’affale sur le canapé de velours vert sapin. Sur les accoudoirs, de petits napperons qu’elle a elle-même crochetés cachent partiellement l’usure du sofa d’un autre temps.

« Ben mon Julon, on n’est pas sortis de l’auberge. Comme si on n’avait pas assez de Ritals chez nous, avec les Tessinois. Tu t’rappelles de notre voyage de noces, en 1949, à Lugano ?

  • Bien sûr que j’m’en souviens. Comme si c’était hier ! J’avais gardé ma main dans la poche les trois jours durant, de peur de m’faire voler mon couteau suisse. Ou pire : mon portemonnaie ! Tu sais jamais avec c’t’équipe, enchaîne l’époux trapu, en tirant sur sa pipe.
  • T’avais peur pour ta bourse et ton Victorinox, mais pour ta nouvelle épouse ? T’avais pas la trouille qu’y en ait un qui t’la soulève ? À ce qu’il paraît, les Tessinois, y sont moins fiables que les Bourbines (1), moins chics que les Welschs (2), mais c’est les plus doués pour la bagatelle, sourit-elle, l’œil coquin. P’tit portefeuille, grosse quéquette !
  • C’est pas pasqu’ils ont une vespa et une chaîne en or qui pend sur leur poitrine poilue qui sont mieux montés que les autres… Et pis j’te rappelle que quand on s’est mariés, t’avais 53 ans. Y’en a pas tant qui te sifflaient. Peu de risque qu’y en ait un qui t’embarque ! Ou bien comme bonne à tout faire. Paraît que les latins, y’a pas plus machos ! »

Les voilà 1 à 1 au match des vieux époux qui se cherchent des poux.

Le coucou sort du petit chalet à balancier, accroché au mur : 18h00 ! Germaine, vexée, s’en retourne à ses fourneaux. En rissolant les röstis (3), elle bougonne. L’évocation de leur mariage tardif la met systématiquement de mauvaise humeur. Un sujet presque aussi sensible que l’enjeu de la future votation relative à l’immigration de masse. Dommage qu’elle n’ait pas le droit d’y déposer son suffrage. Même si son pays est le plus beau du monde, Germaine déplore qu’il soit en queue de peloton au niveau de l’émancipation de la femme. À son homme qui, tout à l’heure, traitait les Macaronis de machos, elle aurait dû lui rappeler que c’était bien eux, les mâles dominants, qui avaient refusé le droit de vote aux femmes, lors de la première tentative fédérale, en 1959.

 Sitôt son souper et son café au lait avalés, Jules s’en va au troquet du village.

« Bien l’bonsoir Francis ! La germaine n’est pas d’bonne ce soir. J’peux m’assoir avec toi ?

  • Ben sûr, répond son acolyte pansu, déjà bien aviné. Qu’est-ce que tu lui as de nouveau dit, à ta matrone, pour qu’elle se mette en rogne ?
  • Oh ! Des histoires de Ritals…
  • Comme si y’en avait pas déjà assez partout sans qu’ils viennent encore semer la zizanie dans nos ménages. En tout cas, moi je dis, James Schwarzenbach, il a bien raison de lancer cette initiative contre la surpopulation étrangère ! 10 % d’envahisseurs, c’est déjà pas mal. Z’ont qu’à rester dans leur Botte. T’iras voter, toi, le 7 juin prochain ?
  • Plutôt deux fois qu’une. On va pas se laisser piquer nos boulots et nos gonzesses par ces « Pioums » (4). Y sont un peu comme les Corses : ils ont tous une femme, une maîtresse et une soi-disant « nièce ».
  • Ceux du Nord, ça va encore. Y bossent ! Mais ceux du « Massogorno » (5) comme y disent, c’est une bande de fainéants…
  • Oh pis en plus de rien faire, là-bas en bas, depuis Rome jusqu’à la Sicile, y’a une sacrée mafia ! »

Germaine, effrayée, enfile sa robe de chambre par-dessus sa longue chemise de nuit en flanelle, avant de descendre le raide escalier.  Qui peut donc toquer à sa porte en pleine nuit ? Et son Julon qui n’est toujours pas rentré… Avant d’ouvrir, elle lorgne par la fenêtre, espérant identifier le visiteur. Lorsque ce dernier la verra, avec ses bigoudis et sans ses dents, c’est peut-être lui qui prendra peur…

« Madame Gerrrmaine, ouvrrrez ! C’est Giuseppe, le serrrveur. Je rrrramène votre marrri ! Il a fait un petit malaise aprrrès avoirrr bu trrrop de vino rrrosso !

La brave femme déverrouille la porte. L’Italien entre en soutenant le mari qui titube jusqu’au salon et s’écroule sur le sofa. Décuver lui prendra sans doute le reste de la nuit.

  • J’avais fini mon serrr Je ne pouvais pas le laisser rrrentrer comme ça. Les nuits sont encore trrrès frrraîches. Il aurrrait pu s’endorrrmirrr dans un talus et ne plus se rrréveiller, explique le beau gosse en mimant ses paroles avec les mains. »

Germaine qui n’est pas insensible à la moustache savamment taillée du basané lui propose un café luz (6), histoire de se remettre de leurs émotions. Ou pas…

  • Bourbine : Helvète parlant le dialecte suisse allemand
  • Welsch : En Suisse, Welsch est le surnom familier donné par les Suisses alémaniques aux Suisses romands.
  • Rösti : Spécialité suisse emblématique, le Rösti ou roesti est une galette de pommes de terre savoureuse et dorée à souhait.
  • Pioums : surnom donné aux émigrés italiens en Suisse romande
  • Mezzogiorno (volontairement déformé dans le texte, pour le dialogue paysan) : désigne l’ensemble des régions péninsulaire et insulaire qui correspondent au sud de l’Italie.
  • Le café Luz est un café presque transparent additionné de 3 cuillères à café de sucre et d’une large part d’eau-de-vie de pomme.

Analyse

Si je n’ai pas usé de la finesse du style de Desproges, sa vision des étrangers m’a inspirée. J’ai aussi choisi, comme proposé dans les pages explicatives, de mettre en relief de nombreux clichés (dont le jargon des protagonistes) tout en misant sur des formules toutes faites. Le tout, saupoudré d’helvétismes (le coucou suisse, etc.). Une forme d’autodérision de mes origines.

2 Comments

  1. Mijo

    Cooki Caroline,
    c’est bien sympa cette histoire avec tous ces mots( merci le lexique) d’un jargon qui m’est inconnu.
    J’aime bien la présentation de ton blog. 🙂
    A bientôt

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