La légende de Jehan l’éclopé, revisitée

« Au doux pays, au pays de Gruyère, Jehan l’éclopé, de tous était connu. Pauvre et boiteux, il fut sa vie entière, sous chaque toit, partout le bienvenu. »

Je suis las de demander l’aumône de maison en maison. Mes compatriotes sont certes généreux en pain et en lait mais je souhaiterais tant explorer le monde.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, le vœu du boiteux est exaucé, presque à son insu. Il tombe lourdement sur le pont d’un navire.

Jusqu’ici, le pauvre hère n’a connu que les sentiers du comté de Gruyère. Il n’est même jamais monté dans une charrette… Aussi, oscille-t-il entre excitation et panique lorsqu’il sent la houle, sous ses pieds. Si la Providence lui offre cette opportunité, il se réjouit de décrire aux Gruériens cette étendue d’eau si vaste que l’on peine à en distinguer l’horizon.

 Un grand homme au long manteau de laine l’interpelle en roulant les « R ».

  • Comment es-tu monté à bord, manant ? Nous avions pourtant contrôlé toutes les cales.

 

Jehan bredouille.  S’il explique l’inexplicable, personne ne le croira et on le jettera à la mer.

 

  • C’est mon cousin, intervient un matelot. Je l’ai engagé pour me seconder en cuisine.

Cristoforo Colombo tourne les talons et rejoint son gouvernail, contrarié.

  • Tu m’as sauvé, merci. Mais où suis-je ? questionne Jehan étonné qu’un inconnu le secourt.

 

L’autre le dévisage, pensant avoir à faire à un demeuré.

 

  • Tu es sur le Santa Maria. Ne le savais-tu pas lorsque tu as embarqué, à Palos de la Frontera, le 3 août dernier ? Nous traversons l’Atlantique pour rejoindre l’Asie orientale, sur ordre de la reine Isabelle !

La reine Isabelle ? L’Atlantique ? L’Asie orientale ?

À peine ces pensées émergent-elles qu’un tourbillon l’étourdit. Un nuage de poussière l’enveloppe lorsqu’il ouvre les yeux, assis au milieu d’une vaste place dont l’effervescence lui donne le tournis. Des monceaux de poudre jaune, rouge ou ocre diffusent des odeurs alléchantes qu’il n’a jusque-là jamais humé. Un homme couronné d’un turban blanc joue de la flûte. Ces mélodies, dissonantes aux oreilles de Jehan, font danser un serpent infiniment plus grand que les vipères dont il a parfois écrasé la tête de ses socques de bois. Lorsque des scooters traversent la place en pétaradant, le vagabond, qui n’en a bien évidemment jamais vu, est terrorisé. Son fulgurant voyage spacio-temporel l’a propulsé plus de 500 ans en avant. À peine reprend-il ses esprits qu’une violente déflagration suspend les conversations. La stupeur retombe pour laisser place à la panique. Les gens courent en tout sens, hurlent, pleurent.  Personne ne prête attention à Jehan dont les guenilles contrastent pourtant avec les tenues modernes des autochtones.

  • Quel est le nom de cette place ? Que se passe-t-il ? ose-t-il demandé à un homme qu’il entend parler français.
  • Sur la place Jemaa el Fna. Une bombe vient d’exploser sur la terrasse de l’Argana.

 

Une bombe ?

 

Jehan ne connaît pas ce mot.  En revanche, il sait comment consoler l’enfant qui sanglote à ses côtés. De ses yeux doux, il le rassure, lui prend la main et lui chante un hymne populaire de son vaste répertoire. Un cocon protecteur semble entourer le curieux duo, le temps de la mélodie. Où qu’il soit, Jehan sait comment apaiser ceux qui en ont besoin. Le gamin paraît d’ailleurs plus serein. Il garde sa main dans celle du vieux et le tire vers l’échoppe de son père à qui il parle dans une langue inconnue. Le commerçant, pris de pitié pour cet homme sale et mal vêtu, lui tend une galette emballée dans du cellophane, un pantalon noir et une chemise.

 

Quels drôles de vêtements. Les miens sont cousus dans une étoffe plus brute mais ils me sont tellement plus confortables !

 

Le marchand lui ouvre le rideau d’une cabine d’essayage. À peine le gueux a-t-il revêtu sa nouvelle tenue que le tourbillon le transfert vers le plus grand cimetière qu’il n’ait jamais vu (NDRL celui d’Arlington, le 20 janvier 2021 !). Il compte des centaines de milliers de tombes. Une métisse et un homme d’au moins 20 ans son aîné déposent une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu. Des hommes en uniformes et gants blancs les côtoient. L’un d’eux tend un masque à Jehan qui est le seul à ne pas en porter. De multiples drapeaux donnent à la cérémonie un air de noblesse.

 

Pourquoi la partie inférieure de tous les visages est-elle dissimulée ?

 

Un garde s’approche, lui tape sur l’épaule et s’adresse à lui dans une langue inconnue. Jehan n’a pas le temps de répondre que le voilà de retour en son pays de l’Intyamon.  Les cloches de l’église de Gruyères carillonnent. Les flocons imbibent la chemise. Le vieux grelotte. Finalement, il n’est pas mécontent d’avoir une partie du visage couverte. Ce qui le comble néanmoins par-dessus tout est de retrouver sa chère colline de Gruyères. Il court se réchauffer au fond de la chapelle, son refuge préféré. Une âme en peine semble avoir eu la même idée que lui. Il ne reconnaît pas la comtesse Marguerite tant elle est déchirée de douleur. Elle souffre de ne pouvoir offrir à son époux François un beau garçon potelé.

Jehan s’approche. Croyant qu’il s’agit d’une pauvresse affamée, il lui tend la pastilla qu’il a encore dans sa besace

  • Acceptez cette galette, gente Dame et que Dieu exauce vos désirs.

Malgré son étrange tenue et son masque, Marguerite reconnaît le bon vieux boiteux.

L’an d’après, tout le comté est en liesse : on y célèbre la naissance de l’héritier du comte de Gruyères. La souveraine baptise l’enfant « Jehan » car selon elle, c’est grâce à l’éclopé que ses souhaits de maternité se sont réalisés.

Dès ce jour, le boiteux n’eut plus à courir les chemins pour se nourrir, ses repas lui étant servis au château.

Moralité de cette légende et contrairement à la devise de St-Luc : l’on est plus souvent prophète en son pays que par-delà le monde !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back to Top