Jeunesses éternelles

« Je ne poserai pas un pied dans ce mouroir. Ce n’est pas à 148 ans que l’on me dictera ma conduite !

  • Mais maman, tu y serais comme chez toi. Wi-fi dans tout le bâtiment, débit binaire ultrarapide grâce à la fibre optique, télévision interactive, capteurs de chute dans ta chambre, ta salle d’eau et sur ta terrasse climatisée…
  • Hors de question ! Si tu insistes, je contacte Mars-one. Un aller simple vers la planète rouge me procurera au moins des sensations fortes avant de pousser mon dernier soupir plutôt que de vivoter avec des grabataires, dans cette maison de retraite. Pourquoi m’interner dans un tel établissement alors que je suis en pleine forme. Je vapote tous les jours mon CBD, selon les prescriptions de l’OMS. À chaque repas, je consomme de savoureux insectes accompagnés de mets tout frais sortis de mon imprimante 3D alimentaire. Je sais ce qui est bon pour moi et je tiens à conserver cette autonomie. »

Tobias se sent désemparé. À chaque fois qu’il tente de raisonner sa mère, il se heurte à un mur d’hostilité… Orphéa, jadis si joviale, est devenue particulièrement acariâtre depuis la mort de son époux. Le père de Tobias, atteint de la maladie de Charcot, avait choisi d’abréger son inexorable dégénérescence grâce au pentobarbital, substance létale fournie par l’association suisse Exit. En l’ingérant, en présence de ses proches, il s’était autodélivré à tout jamais.

Il suffit que le jeune homme se remémore ces derniers instants pour que les émotions le submergent. Depuis, Orphéa semble dénuée de toute joie. Le plus inquiétant demeure néanmoins ses troubles de mémoires qui l’ont déjà mise plusieurs fois en danger. Malgré une reprogrammation régulière de la connexion de ses neurones, elle oublie de plus en plus souvent d’éteindre, entre autres, sa table de cuisson. Tobias pourrait régulièrement s’assurer, à distance, de sa bonne utilisation. Son emploi ne lui laisse cependant guère de temps pour s’occuper au quotidien de la logistique de sa vieille maman.

L’ingénieur laisse passer quelques jours avant de lui rendre une nouvelle visite…

 « Bonjour Maman ! Comment vas-tu ? T’ai-je déjà parlé de mon ami Jean-Fidèle ? C’est un homme formidable, chaleureux et honnête. Actuellement sans emploi, il cherche un endroit où habiter. J’ai pensé que tu pourrais lui louer ta chambre d’amis ? 

Si sa jovialité d’antan s’est envolée, la générosité de l’aïeule demeure intacte.

  • Cela pourrait être une idée ! Quel âge a-t-il ?
  • Comme moi !
  • J’accepte de le rencontrer. Cependant, si nous devions conclure un accord, informe-le que je n’accepterais ni femmes ni fêtards chez moi.
  • Rassure-toi, c’est un garçon très droit. »

Tobias et Jean-Fidèle débarquent trois jours plus tard. Après une brève visite de ladite pièce et quelques échanges cordiaux un pseudo-contrat est signé. La perspective de cette nouveauté semble dynamiser Orphéa. Rendre service la valorise sans doute !

Au début du mois suivant, Jean-Fidèle emménage avec l’aide de Tobias. La vieille dame estime le bagage du nouvel arrivant bien maigre. Peu importe ! Au moins bénéficiera-t-elle d’un peu de compagnie. Lorsqu’elle demande au jeune homme s’il souhaite accéder à la cuisine, son fils intervient brusquement.

« Jean-Fidèle n’est pas un fin gastronome. Il a amené son petit Spoutnik afin de cuisiner dans sa chambre ! Ces nouveaux fours à micro-ondes ronds sont sensationnels. Ni bruit ni odeur. Une révolution ! »

Tobias se surprend à mentir aussi facilement. Aurait-il dû poursuivre ses cours de théâtre ?

  • Que dirais-tu, maman, si Jean-Fidèle s’acquittait de son loyer en te rendant service, tant qu’il demeure sans emploi ? »

Orphéa, pétrie d’altruisme mais également un brin soucieuse de plaire à son nouveau colocataire abonde dans ce sens. Le charmant jeune homme installé, Tobias s’en va, satisfait de sa manigance bienveillante.

Il ne faut que peut de temps pour que la maîtresse de maison s’avoue enchantée de cette nouvelle situation. Elle apprécie la diligence et la bonne éducation de Jean-Fidèle. Jamais elle n’entend de bruit incongru provenant de la salle de bain, lorsqu’il s’y rend. Aucun mouvement d’humeur… Un homme parfait ! De plus, depuis son arrivée, les visites de Tobias sont d’une incroyable régularité : tous les trois jours, il débarque et s’entretient une petite heure avec son ami, dans sa chambre.

Ce qu’Orphéa ignore, c’est que durant ces tête-à-tête, son fils recharge la batterie lithium-ion de l’androïde, programmé pour veiller sur elle.

Au fil des jours, la relation des deux colocataires devient si conviviale qu’ils finissent par se tutoyer. Leurs discussions s’approfondissent. La vieille dame est heureuse de pouvoir exprimer son amertume de n’avoir pu finir sa vie auprès de son cher époux. Demeurer impuissante face à l’atrophie progressive de ses muscles, au faiblissement de sa voix, à son souffle de plus en plus court, fut atroce. Malgré tout l’amour qu’elle lui vouait et les soins quotidiens que lui prodiguait à domicile le personnel infirmier, aucune guérison ne fut envisageable. Mourir dignement fut le dernier souhait de celui qu’elle aimait tant. Elle aurait désiré le retenir encore quelques temps. Pourtant, la condition sine qua non pour accéder à l’autodélivrance était de pouvoir accomplir l’ultime geste, de son propre chef. Ils n’avaient donc d’autre choix que d’anticiper l’atrophie totale de ses membres supérieurs.

Outre ces confidences parfois obscures, Jean-Fidèle et Orphéa rient beaucoup. Leur cloud gaming leur permet de passer de joyeux après-midi à jouer en s’inventant les scénarios les plus fous.

Tobias constate avec satisfaction que sa mère a retrouvé son optimisme…

« Allô, Tobias ? Es-tu toujours ami avec Justin, le chirurgien esthétique ? Un petit lifting me permettrait de gagner en confiance en moi.

  • Un lifting ? À ton âge ?
  • En fait, je suis gênée que lors de mes sorties avec Jean-Fidèle, l’on me prenne pour une cougar…

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