Dérapage…

Ça ne devait être qu’une blague, rien qu’une blague…

Le corps du jeune homme, inerte, git dans les feuilles sèches, tachées de son sang encore frais. Nous le fixons tous. Les bras ballants, personne ne réagit. Une larme roule sur ma joue. J’ai l’impression que le temps s’est arrêté. J’ai tellement froid. Pourtant, l’été bat son plein. Nous nous faisions une telle joie à l’idée de ce début de vacances. Notre ultime clôture scolaire secondaire !  L’avenir nous appartenait…

Trois mots tournent en boucle dans ma tête : il est mort…

            « IL EST MORT ! »

Ma voix résonne dans les entrailles de la nuit. Pour la première fois depuis que nous sommes arrivés dans cette clairière, mes amis relèvent la tête. Aucun ne desserre les lèvres. L’impression que rien ne pourra les sortir de leur mutisme m’envahit. Les minutes s’écoulent. Quelqu’un ne pourrait-il pas rompre cet oppressant silence ?

Le même silence règne à la maison depuis trop d’années.  Ce printemps-là, la mort s’immisça une première fois dans ma vie. Du haut de mes quatre ans, je sortis à tout jamais de ma candeur en réalisant que nous étions TOUS mortels. Même (et surtout) ceux que nous aimons ! Avec nos maigres économies, nous étions partis à Londres. Mon premier voyage ! Notre unique valise était presque aussi grande que moi. Nous avions tout planifié. Nous nous réjouissions tant de visiter la capitale anglaise. Seule l’issue de notre excursion divergea malheureusement de notre programme.  Nous partîmes à trois et je ne revins qu’avec mon père. Depuis, ce n’est plus le même homme. Lui si jovial jusque-là est devenu muet.  Si à l’époque, je ne fus que spectatrice de l’accident de ma mère, ce soir, je suis pleinement actrice du drame qui vient de se produire.

Mes potes et moi continuons à nous dévisager, espérant que l’un ou l’autre se décide enfin à parler. Est-ce la brise nocturne qui me glace ou la proximité de cet inconnu que notre petite vengeance a malencontreusement tué ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Les quelques bières subtilisées dans la cave des parents de Greg nous sont-elles à ce point montées à la tête ? À moins que ce ne soit l’unique cône sur lequel nous avons religieusement tiré à tour de rôle qui nous ait rendus aussi cons ? Le premier de notre vie ! Nous l’avions acheté à un petit dealer de rue et le réservions pour ce soir.

Le sang ne circule plus dans mes doigts tant mes poings sont serrés. Un premier éclair zèbre la voûte céleste suivi d’un coup de tonnerre. Il se met à pleuvoir ! L’eau ruisselle le long de ma colonne vertébrale, mes cheveux mouillés se plaquent contre mes tempes. L’orage détrempe rapidement le sol. Brûler la victime est désormais inenvisageable. D’ailleurs, serions-nous parvenus à réduire en cendres ce corps que nous avons traîné jusqu’ici ?

Soudain, Maddie nous sort de notre léthargie :

« Il faut l’enterrer. 

Ses grands yeux marrons me fixent, cherchant mon approbation. Je détourne le regard. Je ne parviens pas à réfléchir. À part quelques sombres souvenirs, aucune pensée cohérente n’a traversé mon esprit depuis plusieurs heures. Panique et culpabilité prennent toute la place. Sa suggestion semble néanmoins me redonner une once de vie. Mes pieds glacés et ankylosés tentent quelques pas sur le sol boueux. Je finis par abonder dans son sens :

  • Maddie a raison, on n’a pas le choix. »

Noah approuve d’un signe de tête. Dans ses yeux se lit une incommensurable terreur. Ella ouvre légèrement la bouche, mais elle est si choquée que rien n’en sort. Greg est le seul à ne pas réagir à notre suggestion. Son regard vide semble appartenir à une personne sans âme, à un fantôme de chair et d’os assis à même le sol. Quelques minutes s’étirent encore. Au moment où l’on s’y attend le moins, il se lève d’un bond, nous faisant tous sursauter. Il a l’air décontenancé.  Il entrouvre la bouche, puis se ravise avant de commencer à creuser. Comme un fou furieux, il lance la terre humide derrière lui. Les racines cèdent, les cailloux volent. Ella s’approche de lui. Ses longues mèches sombres tombent sur ses épaules.

« Greg ! Greg, attends… »

Se voulant rassurante, malgré la gravité de la situation, elle pose une main sur son épaule. Greg ne lui accorde pas la moindre attention et continue à évacuer les gravats. Il ne cesse que lorsque Noah arrive avec des pelles qu’il est certainement allé chercher dans la grange de son père.

Ensemble, nous nous mettons au travail. Une fois la tombe improvisée suffisamment profonde, nous y roulons le corps puis le recouvrons intégralement avant de rentrer chacun chez nous. Si nos parents savaient…

La lumière fuse déjà par les interstices des stores de ma chambre lorsque les vibrations intempestives de mon portable me tirent de mon sommeil. Sur l’écran, le pseudo d’Ella ! Je souris en repensant à notre soirée d’hier. Les multiples sévices que nous avons imaginé infliger à ce livreur dépassent tout entendement. Jamais nous n’aurions mis à exécution la moindre de nos fabulations, même si, par la fenêtre, nous avons aperçu le malhonnête cracher sur chacune de nos pizzas. Sans doute, nous en voulait-il de faire la fête alors qu’il travaillait !

D’ailleurs, l’un d’entre nous a-t-il pensé à le libérer du balcon sur lequel nous l’avons ligoté ? Mes souvenirs sont si confus… Quoi qu’il en soit, nos idées abracadabrantes m’ont fait cauchemarder toute la nuit. Il faut que je raconte à Ella. Je décroche enfin ! …

« Alyssa, nous DEVONS aller voir la police avant que quelqu’un ne retrouve le corps ! Plus vite on leur expliquera que c’était un accident, plus grandes seront nos chances d’être crus.

  • De… de quoi parles-tu ?
  • … Alyssa, à quoi tu joues ?
  • Je… je croyais que j’avais fait un cauchemar…
  • Il est mort, Alyssa ! Il a sauté du balcon, dans le noir. Sans voir la grille en dessous ! »

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